Il est de ces contrées si verdoyantes et généreuses qu’elles semblent tout droit sorties du Paradis. C’est dans l’une de ces belles régions que se déroule notre histoire. Il y a bien longtemps, avant que les villes et les routes ne viennent s’emparer du paysage, ces petites collines s’étendaient à perte de vue. Bordées par les eaux d’un vaste océan, elles ondulaient joyeusement d’Est en Ouest et se perdaient plus au Sud dans les montagnes que l’on apercevait au loin, lorsque le ciel était clair. C’était une terre qui n’avait de cesse de faire profiter de ses richesses aux gens qui vivaient là. Le soleil était si éclatant et la pluie si rafraichissante que tout poussait sans mal, et les paysans ne manquaient jamais de rien. C’était un peuple sans prétention qui s’était installé là, il n’y avait ni roi, ni reine, ni preux chevaliers, que de simples familles qui aimaient travailler leur terre et partager leurs biens entre eux.
Dans l’un des petits hameaux qui peuplaient ces collines, vivait un jeune garçon curieux et rêveur que l’on appelait Saul. Ce n’était pas le prénom que lui avaient choisi ses parents, mais lorsqu’il était petit, il passait le plus clair de son temps à jouer dans les branches du grand saule pleureur qui se trouvait derrière sa maison, si bien que ses voisins, avec tendresse, l’appelaient Petit-Saule. Et le surnom était resté.
Un jour, alors qu’il travaillait aux champs avec son père, une bourrasque de vent humide lui fit lever le nez. De gros nuages noirs et menaçants émergeaient à l’horizon, là où habituellement les montagnes se découpaient sur le ciel d’été.
« On dirait qu’un orage se prépare, dit-il à son père.
– Oui, on dirait bien, lui répondit celui-ci en se retournant. Espérons qu’il passera rapidement ! »
Mais cette nuit-là, le tonnerre gronda si fort que l’on aurait dit que le ciel allait s’effondrer sur la terre. Les éclairs déchiraient les nuages noirs et le vent soufflait rudement. Sans pouvoir fermer l’œil, Saul et les autres habitants du village attendaient que la tempête passe, priant pour qu’elle ne fasse pas trop de dégâts sur leurs cultures. Mais au petit matin, le vent soufflait toujours, et les éclairs firent place à la grêle, puis à une pluie battante. Et cela dura ainsi trois jours de suite. Au matin du quatrième jour, le soleil était revenu, mais les sols étaient détrempés et les champs en mauvais état. Chacun se mit aussitôt au travail pour tenter de sauver les récoltes, mais la terre avait à peine eu le temps de sécher que le ciel s’assombrit de nouveau. Saul entendit alors quelqu’un murmurer :
« Je crois que l’Homme Gris s’est réveillé. »
Etonné, il se retourna mais l’homme s’éloignait déjà à grands pas, jetant des regards effrayés derrière son épaule.
Une fois à l’abri, Saul questionna ses parents :
« Savez-vous qui est l’Homme Gris ?
– Ah, je me doutais bien qu’il ne faudrait pas longtemps avant que quelqu’un ne parle de cette vieille légende…, fit son père.
– Une légende ?
– L’Homme Gris des Montagnes, répondit sa mère. On dit qu’il vit sur la plus haute des Montagnes du Sud, si haute qu’aucun homme n’a jamais pu atteindre son sommet. On dit aussi qu’il mesure la taille de trois hommes mis bout à bout, et que de là-haut, il contrôle les orages et la grêle, qu’il envoie sur les plaines quand bon lui chante.
– Je n’avais jamais entendu parler de lui, s’étonna Saul. Ce n’est pourtant pas la première fois que nous avons des orages !
– Les orages viennent de l’océan, habituellement. Et ils ne durent jamais aussi longtemps. »
Plus personne ne dit mot de la soirée, et Saul savait qu’aucun d’entre eux n’avouerait croire à ces vieilles légendes. Mais au fond de leurs cœurs, une question demeurait pourtant : « Et si c’était vrai ? »
Les semaines passaient, et les orages se succédaient, chacun un peu plus violent que le précédent. Tous les matins, Saul jetait un œil à la fenêtre de sa chambre et voyait le saule pleureur, qui aurait dû avoir si fière allure en cette saison, perdre peu à peu ses feuilles déchirées par la grêle. Cela le rendait infiniment triste, plus encore que l’état des champs ou le regard inquiet de son père. Il aurait voulu pouvoir protéger son arbre préféré, et ne pas le laisser seul contre les éléments déchaînés.
Un jour, lors d’une rare accalmie, Saul décida de profiter de ce moment de paix pour aller à l’écurie chercher Borvo, son petit cheval, et faire une promenade sous le soleil timide. Il lança sa monture au petit trot, mais chaque foulée projetait autour de lui de grosses gouttes d’eau boueuse et il fut bien vite trempé jusqu’aux genoux. Ils arrivèrent en haut d’une colline qui culminait au-dessus de toutes les autres. De là, il avait une vue imprenable sur les villages voisins, et il put constater que les orages n’avaient épargné personne. Partout la terre restait gorgée d’eau, et la lumière du soleil se reflétait partout en de milliers de gouttes étincelantes. C’est à peine s’il reconnaissait le paysage, tant il avait été déformé par le vent et la pluie. La gorge serrée, il décida d’écourter sa promenade et fit faire demi-tour à son cheval. Une fois de retour chez lui, il fit halte près du saule pleureur, et laissant Borvo chercher des touffes d’herbes sur le sol inondé, il grimpa sur l’une des branches, comme quand il était petit. Il y resta une partie de l’après-midi, les yeux dans le vague, essayant de retrouver l’impression de sécurité que cet endroit lui procurait autrefois.
C’est alors qu’il crut entendre un petit rire aigu résonner derrière lui. Il tourna vivement la tête mais il ne vit que son cheval, qui l’attendait sagement. Il s’approcha doucement et écarquilla les yeux avec stupeur ; la crinière de Borvo était toute emmêlée, tressée de la plus étrange des façons, et il eut beau s’y acharner, il n’arrivait pas à en défaire les nœuds.
« Mais… Qui t’a fait ça ? Je n’ai pourtant vu personne ! »
Il jeta un coup d’œil autour de lui et dit d’une voix plus forte :
« Si c’est une blague, ce n’est pas très amusant ! »
Personne ne lui répondit, hormis ce petit rire qui se fit de nouveau entendre, tout proche.
« Qui est là ? Je vous entends, ce n’est pas la peine de vous cacher ! »
C’est alors qu’il aperçut deux yeux qui l’observaient, deux tous petits yeux, derrière les oreilles du cheval. Ils étaient à moitié dissimulés par un bonnet pointu tout aussi minuscule, fait avec les feuilles du saule pleureur. La petite créature se hissa alors en riant aux éclats sur l’encolure de l’animal qui ne broncha pas. Saul, lui, sursauta vivement en s’exclamant :
« Un follet ! Ça alors ! »
Il n’en avait jamais vu, mais avait bien souvent entendu parler, lorsqu’il était enfant, de ces petits lutins qui vivaient dans les arbres et qui aimaient faire des farces. Il reconnut immédiatement les oreilles pointues, les yeux bleus vifs et la taille minuscule de cette créature qui ne devait pas être plus haute qu’une main d’homme. Le follet riait toujours du tour qu’il venait de jouer à son cheval. Saul se pencha vers lui pour l’observer de plus près, mais le lutin lui tira alors bruyamment la langue et se remit à rire de plus belle.
« Comment se fait-il que je puisse le voir ? s’étonna le garçon. Je croyais que les follets étaient invisibles.
– Ce n’est pas la première fois qu’un humain réussit à me voir, répondit la créature d’une voix aigüe. De plus, je sais parler, tu n’es pas obligé de t’interroger dans le vent. »
Son ton était moqueur mais bienveillant, et la malice faisait briller ses yeux. Saul lui sourit.
« Vas-tu lui défaire ses nœuds maintenant ? demanda-t-il. Je ne sais pas comment tu t’y es pris, mais c’est un vrai casse-tête.
– Je le ferai si tu me dis comment tu t’appelles.
– Je m’appelle Saul.
– Non, ça c’est le nom de l’arbre. Tu n’es pas un arbre ?
– Non, mais j’ai passé tellement de temps dans ses branches que les gens du village m’ont surnommé ainsi.
– Ah oui, le saule m’a dit qu’il avait un petit frère un peu étrange. C’est de toi qu’il devait parler. C’est peut-être aussi pour ça que tu arrives à me voir. Toi et cet arbre n’avez peut-être pas qu’un prénom en commun. »
Etonné par ces paroles, Saul tourna la tête vers le grand arbre dont les fines branches se soulevaient doucement au rythme du vent. Il eut l’impression de le sentir respirer, et il le vit pour la première fois comme l’être pleinement vivant qu’il était. Le follet avait commencé à défaire les tresses nouées dans la crinière de Borvo et expliqua d’un air très sérieux :
« J’aime bien jouer dans les crinières des chevaux. C’est facile, leurs crins sont si épais qu’on peut tout faire avec. Les poils des chiens ne sont pas mal aussi mais ils se laissent moins faire, ils cherchent à me mordre et je ne peux jamais finir une seule tresse. Et je ne te parle même pas des chats.
– Mais pourquoi veux-tu absolument tresser les animaux ? demanda Saul en riant.
– Parce que c’est amusant ! »
Saul sourit de plus belle devant cette réponse qui sonnait comme l’évidence même dans la bouche du petit follet. Celui-ci se rassit à califourchon sur l’encolure de Borvo et plongea ses petits yeux bleus dans ceux du garçon :
« Et toi, ne vas-tu pas me demander comment je m’appelle ?
– Bien sûr, excuse-moi. Quel est ton nom petit follet ?
– Je m’appelle Ollie. Et je ne suis pas si petit que ça, pour un follet.
– Je te crois sur parole, tu es le premier que je rencontre. Et tu sais donc parler aux arbres ?
– Ce sont surtout eux qui me parlent. Ils n’ont pas beaucoup l’occasion de faire la conversation, surtout les arbres solitaires comme celui-ci… Du coup quand ils me voient ils me racontent beaucoup de choses.
– Et ce saule… T’a-t-il dit quelque chose à propos des orages ? Ils ne l’ont pas trop abîmé ?
– Non, il est robuste. Il a quelques feuilles déchirées, mais rien de méchant ! Et cela ne l’ennuie pas d’avoir les pieds mouillés en permanence. Il va bien. »
Ollie tourna la tête vers l’arbre et poursuivit :
« Il est touché que tu t’inquiètes pour lui. Il t’aime beaucoup tu sais. Il est content que tu sois venu aujourd’hui. »
Saul allait répondre qu’il était ému de savoir tout ceci, mais un grondement de tonnerre à l’horizon lui coupa la parole. Ollie s’exclama :
« Oh oh, on dirait que l’Homme Gris a fini sa sieste !
– L’Homme Gris ? répéta Saul avec stupeur. Tu as entendu parler de l’Homme Gris ?
– Bien sûr ! J’ai grandi dans les montagnes, là-bas tout le monde le connait.
– Qui est-il ? Est-ce vraiment lui qui nous envoie tous ces orages ?
– Oui c’est lui. C’est une créature immense et effrayante, il ressemble à un homme mais sa peau est grise et dure comme la roche.
– Pourquoi nous envoie-t-il la pluie et le tonnerre ?
– Parce qu’il souffre ! »
Une nouvelle fois le follet avait parlé comme si cette réponse était une évidence absolue, mais Saul ne comprenait pas. Il allait poser une nouvelle question lorsque le follet s’écria :
« Les nuages se rapprochent, il faut se mettre à l’abri !
– Attends ! Ollie, attends, j’ai besoin que tu m’en dises plus sur l’Homme Gris !
– Nous allons être trempés comme des souches si nous restons ici. Et contrairement au saule, je n’aime pas avoir les pieds mouillés.
– Alors viens avec moi, je t’emmène dans ma maison. Tu seras bien au sec, et tu auras tout le temps de me dire ce que tu sais. »
Ollie accepta d’un hochement de tête et grimpa sur l’épaule du jeune garçon. Celui-ci se dépêcha de ramener son cheval aux écuries, et il avait à peine franchi le seuil de sa maison que la pluie se mettait à tomber à grosses gouttes.
A suivre !
Vite la suite 😀
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