La gardeuse d’oie – ou la version landaise du conte de Peau-d’Âne

Il y a quelques temps, je vous racontais l’histoire de La petite anguille , un conte traditionnel landais rapporté par le folkloriste Félix Arnaudin, qui avait énormément de points communs avec le conte de Cendrillon. Tout y est ; la marâtre, la jeune fille persécutée, le prince, la belle robe, les coups de minuit et même la pantoufle de verre. Seuls quelques détails permettaient de replacer ce conte dans nos Landes et de lui donner une agréable saveur locale.

Je vous avais dit à la fin de cet article que d’autres contes de Félix Arnaudin m’avaient beaucoup fait penser aux contes traditionnels européens de notre enfance.
Et aujourd’hui je vais vous parler d’un conte (ou plutôt de deux contes, en réalité) qui se rapproche énormément de celui de Peau-d’Âne. Malgré une introduction très différente, plus on avance dans le récit, et plus, vous le verrez, l’impression de déjà-vu (ou de déjà-lu) se fait sentir…

illustration-de-h-j-ford-datant-de-1889-la-petite-gardeuse-d-oies-fairyillustration de H.J. Ford, 1889

Cette histoire s’intitule La gardeuse d’oies, et voici de qu’elle raconte :

 » Il était une fois un seigneur qui avait trois filles. Il était fort riche et passait tout son temps à la chasse.
Un jour qu’il chassait, il fut pris d’une très grande soif. Il rencontra un chevrier, sur la lande, et il lui demanda à boire. L’autre lui montra une lagune.
– Tu bois donc là, dans cette lagune, garçon ? dit le seigneur.
– Eh oui, monsieur.
Il fallait boire de l’eau de cette mare ou supporter la soif. L’homme but, mais il trouva cette eau si mauvaise qu’il s’écria :
– Si jamais je bois de nouveau de cette eau, je veux bien que le diable me saute à la barbe !
Quelques jours plus tard, le seigneur repartit chasser dans ce même coin de lande. Il faisait très chaud, et la soif le prit de nouveau tout près de la même lagune. L’homme ne voulait pas boire, mais la soif fut la plus forte ; il se mit à boire. Mais à la première gorgée, plap ! le diable lui sauta à la barbe.
– Eh ! Laisse-moi aller ! s’écria l’homme.
– N’as-tu pas dit que tu voulais que le diable te sautât à la barbe s’il t’arrivait de revenir boire dans cette flaque ?
– Si ! Si !… Mais laisse-moi m’en aller…
– Je ne te laisserai pas aller si tu ne me promets pas de me donner quelque chose.
– Et que veux-tu que je te donne ?
– Tu as trois filles bonnes à marier, toutes fort belles et charmantes. Il faut que tu m’en donnes une.
– C’est entendu.
L’homme promit. Il n’y avait pas d’autre moyen pour lui de se défaire du diable.
A son retour chez lui, il appela son aînée :
– Première fille, comment m’aimes-tu ?
– Papa, comme le bon pain ! lui répondit la fille.
Le père appela la seconde :
– Seconde fille, comment m’aimes-tu ?
– Papa, comme le bon vin ! lui répondit la seconde.
Alors, le seigneur appela la plus jeune :
– Dernière fille, comment m’aimes-tu ?
– Papa, comme le bon sel ! lui répondit la dernière.
– Au diable je te donne ! s’écria l’homme.
– Et que vous ai-je donc fait, pour que vous vouliez me donner au diable ? demanda la jeune fille toute désolée.
– Tu ne m’aimes pas. Je ne veux plus te voir et je te donne au diable, dit le seigneur.
La malheureuse fillette avait une marraine qui demeurait dans aux environs. Elle demanda à son père la permission d’aller lui faire ses adieux avant de partir.
La vieille dit à la jeune fille :
– N’aie pas peur, petite. Le diable ne t’emmènera pas bien loin. Je vais te donner un poulet roux. Quand tu auras parcouru un bout de chemin avec le diable, tu le feras chanter. Alors, quand il entendra le chant du poulet roux, le diable ne pourra pas faire autrement que te laisser partir.
Le valet conduisit la jeune fille bien loin sur la lande, à l’endroit qui était convenu avec le diable. Elle portait un paquet de ses belles robes, et le poulet de sa marraine dans un panier.
Le diable l’attendait à cheval, au bord de la lagune. Quand la jeune fille arriva, il la prit par la main et la fit monter à cheval derrière lui. Et ils s’en allèrent ainsi, à travers la lande.
Quand ils furent à quelque distance :
– Chante, poulet roux ! Chante !
Le poulet chanta et aussitôt, hup ! le diable la jeta à terre en criant :
– Homme, j’ai jeté ta fille dans un bois, va la chercher si tu veux !
Et il s’échappa au grand galop.
La jeune fille, au lieu de s’en retourner chez son père qui ne voulait plus la voir, se mit à marcher, et marcher, et marcher encore ; elle arriva dans une maison, à demi-morte de faim et de soif.
– Bonjour, braves gens.
– Bonjour, petite, dit la maîtresse. Que cherches-tu donc par les chemins ?
– Oh ! je cherche de l’ouvrage, tenez ! N’auriez vous pas besoin d’une servante dans cette maison ?
– Si, justement, nous avons besoin d’une gardeuse d’oies. Si tu veux rester ici, nous te garderons avec nous.
Et le lendemain, on l’envoya garder les oies.
Et, tandis qu’elle faisait paitre les oies, toute seule dans la lande, la jeune fille, pour se distraire, revêtait une de ses belles robes, une de celles qu’elle portait chez son père, et elle se faisait fort belle. Mais, aussitôt que les oies voyaient arriver quelqu’un au loin, elles se mettaient à crier, et elle troquait vite ses belles robes contre ses haillons. Elle rentrait le soir, vêtue de sa mauvaise robe trouée, et chemin faisant, elle ramassait quelques grains de brande qu’elle gardait sur son sein. Et tout en se chauffant, à la veillée, elle ne cessait de se gratter, et de temps en temps, elle ramenait quelques-uns de ces grains de brande qu’elle jetait dans le feu. Cela pétillait et les autres disaient :
– La gardeuse d’oies est pleine de poux… Jolie comme elle est, elle ne fait guère de toilette !
Pourtant, on finit par savoir dans le voisinage qu’il y avait dans cette maison une jeune fille, la plus belle qu’on eût jamais vue. Le fils du roi lui aussi avait entendu parler de la belle gardeuse d’oies. Un soir, il la rencontra comme elle revenait de la lande, et il fut extrêmement surpris de voir des mains si fines, et un diamant au doigt de cette fille qui gardait des oies. Il pensait bien qu’il y avait quelque chose de caché là-dessous, mais il ne savait pas quoi.
Un jour, il décida d’aller l’épier parmi ses oies. La jeune fille venait justement de revêtir une robe couleur du ciel. Mais les oies dénoncèrent le jeune homme du plus loin qu’elles l’aperçurent, et lorsqu’il arriva, il trouva la gardeuse d’oies habillée de sa robe de tous les jours, toute crasseuse et mal coiffée.
Le lendemain, le fils du roi voulut retourner voir la gardeuse d’oies. Elle, ce jour-là, avait revêtu une robe qui brillait comme les étoiles. Mais, aussitôt qu’il apparut au loin, les oies donnèrent l’alarme, et lorsqu’il arriva, il trouva la gardeuse d’oies avec sa jupe toute trouée et déchirée.
Le jour suivant, le jeune homme revint l’épier. Mais, ce jour-là, il arriva par un chemin détourné, en se dissimulant derrière les buissons, afin que les oies ne le vissent pas. Et il surprit la gardeuse vêtue d’une robe couleur du soleil, occupée à se coiffer avec un peigne d’or. Il s’approcha alors de la jeune fille interdite, lui prit sa bague et s’en alla.
Une fois rentré chez lui, le fils du roi fit crier en tous lieux qu’il avait trouvé une belle bague d’or, et que toutes les jeunes filles du pays devaient venir l’essayer le lendemain. Et il fit ajouter qu’il épouserait celle qui pourrait mettre la bague.
Pensez que toutes les filles du pays ne se firent pas prier, le lendemain, pour venir l’essayer. Mais aucune n’avait le doigt assez fin pour la passer. Enfin, la gardeuse d’oies se présenta à son tour, mal vêtue et dépenaillée : tout le monde se moquait d’elle. Mais elle passa la bague à son doigt, sans effort, et elle se trouva lui aller.
Voyant cela, le fils du roi déclara qu’il l’épouserait et il ordonna de faire tous les préparatifs de la noce.
Le jour du mariage, tous les nobles du pays avaient été invités, et le père de la jeune fille était parmi eux ; pourtant il n’avait pas reconnu sa fille, qu’il croyait depuis longtemps chez le diable. Et comme c’était un des plus grands seigneurs de la contrée, il mangeait à la table des époux.
La mariée s’occupait elle-même de le faire servir. Et, de tous les plats qui arrivaient, elle faisait mettre de côté une part sans sel et elle la donnait à son père. Tout ce qu’elle présentait était sans sel. A la fin, le vieux seigneur ne put s’empêcher de dire :
– Belle noce, oui ! Il y a de tout. Pourtant il manque une chose : le sel ! Ici tout est sans sel…
– Comment ? s’écria l’épouse. Vous ne trouvez donc pas la nourriture bonne, sans sel ?
– Oh ! non, répondit le vieillard. Les mets les plus fins, je n’ai jamais pu les apprécier sans sel.
– Eh bien, ne vous souvenez-vous pas qu’une fois, je vous dis que je vous aimais comme le bon sel, et que vous me répondîtes : « Au diable je te donne », vous en souvenez-vous ?
Lorsqu’il entendit ses paroles, le vieillard faillit mourir de saisissement. Enfin, il reprit ses esprits et sa fille lui pardonna le mal qu’il lui avait fait endurer. « 

L’un des éléments du conte de Peau-d’Âne qui m’a le plus frappée quand j’étais enfant, ce sont ces robes magnifiques couleur du temps, de la lune, et du soleil. Ainsi, lorsque j’ai lu ce conte de Félix Arnaudin, la mention d’une robe couleur du ciel, d’une robe couleur des étoiles, et d’une autre couleur du soleil, m’y a bien sûr immédiatement fait penser…
Et les similitudes ne s’arrêtent pas là. On retrouve l’histoire d’une jeune fille noble obligée de fuir son domicile, qui se retrouve à travailler avec des bêtes, vêtue comme une souillon, et qui porte ses robes grandioses lorsqu’elle est seule, pour se divertir. On retrouve également le jeune prince qui en tombe amoureux, et la bague qui lui permet de la désigner aux yeux de tous comme celle qu’il doit épouser.

Définitivement, La gardeuse d’oie était pour moi la version landaise du conte de Peau-d’Âne. Pourtant, un élément, et pas des moindres manque à cette liste de points communs : la peau d’âne, justement !

 

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Et c’est avec étonnement que je me suis aperçue que le conte suivant, dans mon recueil des contes de Félix Arnaudin, s’appelait… Peau-d’Âne. Je me suis très sérieusement demandée pendant quelques secondes si la maison d’édition n’avait pas fait une erreur et interverti les titres des deux contes, mais non ! Ce conte-ci raconte bien l’histoire d’une jeune fille, encore une fois chassée de chez elle par son père, qui se retrouve obligée de porter une peau d’âne sur le dos. Mais pour le coup, les similitudes avec le conte de Perrault s’arrêtent là, et cette histoire est finalement moins riche et, à mon goût, moins intéressante que La gardeuse d’oies (dont le titre fait d’ailleurs également écho au conte La petite gardeuse d’oies des frères Grimm… Décidément, les contes ne cessent de se croiser et de se mélanger…).

Mais si vous êtes aussi curieux que moi, et que vous souhaitez connaître l’histoire de conte, ma foi il ne vous reste qu’à trouver une copie des Contes des Landes de Félix Arnaudin, et de le lire par vous-même ! 🙂

La légende de l’Étang Noir

La légende que je vais partager avec vous aujourd’hui m’est particulièrement chère, car c’est la première légende landaise que j’ai entendue de ma vie, alors que je n’avais que 9 ans. C’est à l’école que je l’ai apprise, lors d’un séjour scolaire à Seignosse, à la Réserve Naturelle de l’Étang Noir. Je garde de ce séjour, de ce lieu et de cette histoire, un souvenir très particulier, et je sais que c’est à cet âge-là que mon goût pour les contes et légendes s’est développé…

A Seignosse, le grand Étang Blanc et l’Étang Noir, plus modeste, se font face. Avec des noms pareils, il aurait été bien étonnant de ne pas trouver de légende merveilleuse donnant une explication à leur existence ainsi qu’à leurs noms !
Et voici ce qu’elle raconte :

Il y a fort longtemps, s’élevait sur les berges de l’Étang Blanc un château majestueux où vivait le baron de Seignosse, Eric. Comme de nombreux autre hommes de son rang, il décida de partir en Croisade en Terre-Sainte et resta absent plusieurs années.

Un beau jour, les habitants de Seignosse virent de nouveau flotter sur le donjon les armes de leur Seigneur, et comprirent que celui-ci était rentré. Mais tous s’étonnèrent de la discrétion de son retour, et plus encore lorsque, les jours passant, on s’aperçut qu’on ne le voyait jamais sortir de son château. On s’inquiéta d’un possible échec de sa mission divine et de l’humeur ombrageuse du baron, mais alors que le temps passait, des rumeurs commençèrent à circuler et les villageois soupçonnaient que leur Seigneur ne soit devenu démon. On disait qu’il était rentré de nuit, seul, et plus inquiétant encore que le pieux seigneur ne s’était pas rendu aux offices religieux depuis son retour. De plus, l’on apercevait régulièrement, dans les hautes fenêtres de la tour Nord, danser des lueurs inquiétantes et étranges comme si entre ces murs le baron se livrait à des expériences alchimiques. Les villageois parlaient à présent de sorcellerie, et renommèrent cette tour la Tour du Diable. On tremblait à l’idée que cette magie diabolique ne s’échappe des murs du château pour venir détruire leur existence.

Dans le secret de ses forges, le baron s’appliquait donc à l’alchimie, la transcendance des métaux, afin d’élaborer une pierre philosophale qui lui permettrait de transformer les simples métaux en or, et de lui offrir la jeunesse éternelle. Il avait obtenu ce savoir en vendant son âme au démon, et Eric ne craignait plus ni les hommes, ni Dieu, ni la mort. Il contrôlait les esprits anciens de la Nature et les quatre éléments, ainsi que les vertus du règne animal dans le but de devenir lui-même le plus redoutable des prédateurs.
Lorsque minuit venait, il sortait explorer la campagne, à l’insu de tous, se déplaçant comme une ombre parmi les ombres. Il se frottait le visage de sang de chauve-souris afin d’adapter sa vision à l’obscurité la plus totale, et dépeçait loups, serpents, lièvres et boucs pour s’en faire des talismans. Dans sa canne de sorcier, il avait glissé les yeux d’un jeune loup, la langue et le cœur d’un chien, et ce bâton de marche le préservait des brigands, des animaux féroces et des bêtes venimeuses. Ainsi le sorcier Eric courait la lande, rapide et infatigable, comme un chasseur.

Un jour, il déposa un drap à la croisée des chemins, et à la pointe du jour, ce drap s’était transformé en peau de loup. C’était la pèth : une peau que beaucoup voyaient comme une malédiction, mais que lui percevait comme un don. Le malheureux qui marchait par inadvertance sur cette peau l’endossait, sans l’avoir souhaité, et se retrouvait condamné chaque nuit à une terrible métamorphose ; dès le crépuscule, il se changeait en loup-garou et parcourait la nuit avec de terribles envies meurtrières. Au matin, il se réveilleait les mains tâchées de sang. Mais le baron, lui, se complaisait dans cette ivresse animale. Chaque nuit il se transformait en loup féroce, et les habitants de Seignosse couraient se réfugier dans leurs modestes demeures, sachant que le matin révélerait les horreurs de la nuit passée.

C’est dans ce climat infernal qu’un beau jour, un visiteur arriva au village, une coquille Saint-Jacques accrochée à sa besace, tout maigrelet. Ce n’était pas la première fois qu’un pèlerin passait par le village, mais celui-ci avait les vêtements déchirés et maculés de sang, comme si des chiens l’avaient attaqué. Personne n’osa lui demander quelle mauvaise rencontre il avait faite la nuit précédente, et par quel miracle il en avait réchappé. Les villageois pansèrent ses plaies en silence. Puis, quand la journée se fut écoulée, l’étranger, les yeux remplis de colère, s’adressa aux hommes qui rentraient au village :

« Malheur à vous qui acceptez d’être gouvernés par le Diable ; Dieu placera dans sa balance ce qui revient à Dieu et ce qui revient aux Enfers, alors sa colère terrible s’abattra sur vos terres ; priez donc votre Dieu et qu’il vous pardonne ou ne vous pardonne pas. »

Puis il s’enfonça dans la nuit noire, laissant la peur envahir l’âme des villageois, qui se mirent à prier leur Dieu. Alors un orage terrible se déversa sur Seignosse, des éclairs déchiraient le ciel, et au milieu du vacarme assourdissant du tonnerre, on entendait au loin la cloche de la chapelle du château, qui sonnait comme un appel à l’aide.
À la pointe du jour, l’orage s’apaisa, et les habitants de Seignosse gagnèrent la forteresse dont ils étaient autrefois si fiers. Ce qui était n’était plus, et à la place du château s’étendait à perte de vue une grande étendue d’eau que les anciens baptisèrent l’Étang Noir, pour ne pas oublier qu’ici avait habité le Mal.
Dieu était descendu parmi les hommes sous les traits d’un humble pèlerin : la première nuit il avait affronté le sorcier-loup qui hantait les campagnes ; à la deuxième nuit, il noya le seigneur avec son château et ses biens, pour que l’eau du Déluge purifie la terre souillée.

On dit à présent de l’homme qui marche sur les bords de l’étang, s’il entend sonner la cloche du château à travers les âges, qu’il mourra dans l’année.

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source

Il est intéressant de voir que dans cette histoire, la figure du sorcier se confond avec celle du loup-garou. Ce n’est en effet pas chose rare, car il fut un temps où l’on croyait au loup-garou avec autant de vigueur qu’aux sorciers et sorcières.
Le loup terrifia longtemps la population, comme je l’ai déjà évoqué dans La trêve de Noël des loups de la Lande, et dans l’imaginaire collectif c’était un animal diabolique, participant aux Sabbats, servant même parfois de moyen de transport aux sorcières. Le loup-garou était lui aussi traqué, arrêté, torturé et condamné.

Dans un village proche à la même époque, à Bascons, un paroissien confiait à l’abbé Foix, qui enquêtait alors sur les superstitions landaises : « Actuellement, nous sommes bien fournis, nous comptons 33 sorcières et 27 loups-garous ! »
L’ensorcellement des Landes, Eric Lafargue

De la même façon que pour les sorcières, on cherchait des moyens d’identifier les loups-garous, car de jour, le monstre pouvait être n’importe qui : un membre de la famille, un ami, un voisin… Chacun se soupçonnait et se montrait du doigt. On craignait d’autant plus les attaques car, en dehors d’une mort possible, on redoutait également de se retrouver soi-même changé en bête. En effet, si on était vaincu par le loup-garou, la peau de bête changeait de propriétaire et c’est la victime qui endossait la peau, chaque nuit, pendant 7 ans, avant qu’elle ne retourne à son véritable maître.

Mais on dit qu’il existe un moyen, assez simple en réalité, de défier un loup-garou :

On raconte que si le passant pris en embuscade trouve en lui la force de vaincre sa peur, et qu’il provoque le loup-garou en lui jetant cette phrase – Tiro-t’ la besto (enlève donc la peau) – alors, le loup-garou dépose la peau et c’est un combat loyal entre deux hommes qui s’engage. Si l’on parvenait à blesser l’homme loup et que le sang coulât, cet homme était libéré de la peau et de ses pouvoirs.
L’ensorcellement des Landes, Eric Lafargue

Cette croyance en les hommes-loups persista également à travers les siècles, et l’on trouve dans les Landes des histoires de loups-garous jusqu’à l’aube du XXème siècle…

Et si vous ne connaissez pas encore cette magnifique Réserve Naturelle, je ne peux que vous encourager à aller vous y promener ! Tout les infos par ici !

Pierre de Lancre, le chasseur de sorcières

Les légendes de sorcières sont nombreuses dans les Landes, mais comme partout en Europe, elles reposent en réalité sur des faits avérés qui se sont déroulés entre le XVème et le XVIIIème siècle : les chasses aux sorcières. Et dans le Sud-Ouest, principalement au Pays Basque et Chalosse, un nom a particulièrement fait trembler la population ; celui de Pierre de Lancre.

Né à Bordeaux en 1553, ce docteur en droit devenu conseiller au Parlement de Bordeaux a reçu une éducation religieuse stricte et s’est formé en théologie et démonologie. Sa dévotion tirait vers le fanatisme et, nourri de ces cultures ecclésiastiques et magiques, il croyait en la réalité de la sorcellerie et de ses maléfices, sur lesquelles il prétendait tout savoir. Certains le qualifièrent d’illuminé et de superstitieux, mais en ce début du XVIIème siècle, ce fut lui que le roi Henri IV désigna comme le plus à même de mener à bien une mission : libérer le Labourd qui était « infesté de sorcières », selon les plaintes des seigneurs d’Amou et d’Urtubie.

Sa mission débuta en juillet 1609 à Bayonne dans le Pays Basque, où ceux qu’il qualifiait de « sorciers et sorcières » étaient en réalité tous ceux qui ne correspondaient pas à la norme catholique, notamment les juifs et musulmans expulsés d’Espagne et du Portugal. Mais ce sont surtout les femmes qui sont sa cible privilégiée ; dans ces villes où les hommes, marins pour la grande majorité, sont absents une grande partie de l’année, les femmes se retrouvent seules, ce qui constitue déjà une « anomalie » pour De Lancre. Devant ces femmes trop libres, leurs veillées, leurs mœurs, leurs chants dans une langue qu’il ne comprend guère, il ne laisse plus place au doute : la région est bien infestée de sorcières !

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La persécution commence alors, les dénonciations et les arrestations s’enchaînent, et de nombreuses femmes se retrouvent enfermées, torturées et brûlées. Durant les quatre mois que dura cette mission, de juillet à novembre 1609, la légende rapporte que le nombre de victimes exécutées s’élèverait entre 300 et 600 personnes, parmi lesquelles des femmes, des enfants, et des prêtres. Mais certaines études semblent décrier ce lourd bilan, estimant que le nombre d’exécutions ne dépasse pas les 80 victimes, ce qui semble déjà colossal, en l’espace de quelques mois…

Et sa chasse aux sorcières ne se limite pas au Pays Basque ; il poursuit ses victimes jusque dans le sud des Landes.

On sait ou on ne sait pas que les sorciers des Landes sont les plus renommés de la Gascogne, et que le fameux Pierre de Lancre affirmait en 1609 que Satan avait « fait sauter à grandes volées, et en pleine liberté le sabbat, et placé son trône en une infinité de lieux de nos déserts et Landes de Bordeaux ».
Abbé Vincent Foix, Glossaire de la sorcellerie landaise, in Revue de Gascogne, 45ème année, tome IV, Auch, 1904

A Tartas, il condamna au bûcher la « fameuse Marissane », une sorcière bien connue dans la région, qui aurait initié plusieurs personnes au Sabbat. Une autre jeune femme arrêtée pour sorcellerie, nommée Marie de Larralbe, a ainsi accusé Marissane de l’avoir initiée à cette cérémonie démoniaque à l’âge de 18 ans, et expliqua dans sa déposition le pouvoir que le Diable exerçait sur elles :

J’y allais comme à la noce, non pas tant par la liberté et licence qu’on y a, mais parce que Satan tenait tellement liés nos cœurs et nos volontés qu’à peine y laissait-il entrer nul autre désir.

Comme de nombreuses sorcières, Marissane aurait eu la faculté de se rendre au Sabbat par la voie des airs, entraînant ses jeunes recrues avec elle.

 …de même, la fameuse Marissane de Tartas n’employa ni graisse ni onguent pour transporter dans les airs le jeune Christoval de Lagarde, lequel vola si haut et si loin qu’il ne pût reconnaître le lieu du Sabbat.
Revue de Gascogne, bulletin bimestriel de la Société Historique de Gascogne

Les aveux s’enchaînent, plus invraisemblables les uns que les autres, le plus souvent arrachés sous la torture. On note avec force détails le déroulement des Sabbats (sujet qui obsède tout particulièrement De Lancre et auquel il accordera beaucoup d’attention dans ses futurs ouvrages), les accouplements avec le démon, la rencontre avec « le bouc » et le baiser donné sous sa queue, les préparations de poisons et d’onguents, les pactes passés avec le Diable, les messes et rites religieux effectués « à l’envers » et les danses effrénées… Et on dénonce à tour de bras des voisines, des sœurs, des mères, des filles… Le Diable est partout, et la dévotion au démon s’est répandue dans toute la lande.
On peut s’interroger sur la raison, outre les souffrances de la torture qui sont venues à bout de beaucoup d’entre elles, pour laquelle ces femmes ont souvent coopéré, et offert des témoignages qui nous semblent aujourd’hui bien rocambolesques. Cette citation apporte à mon sens un début de réponse intéressante, en plus de nous en apprendre encore davantage sur le personnage de Pierre de Lancre et sa cruelle vanité :

C’est que, dans un si grand nombre de sorcières, que le juge ne peut brûler toutes, la plupart sentent finement qu’il sera indulgent pour celles qui entreront le mieux dans sa pensée et dans sa passion. Quelle passion ? D’abord une passion populaire, l’amour du merveilleux horrible, le plaisir d’avoir peur, et aussi, s’il faut le dire, l’amusement des choses indécentes. Ajoutez une affaire de vanité : plus ces femmes habiles montrent le diable terrible et furieux, plus le juge est flatté de dompter un tel adversaire. Il se drape dans sa victoire, trône dans sa sottise, triomphe de ce fou bavardage.
J. Français, L’Eglise et la Sorcellerie, préavis historique, suivi des documents officiels des textes principaux et d’un procès inédit, Paris, 1910

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Mais comment Pierre de Lancre s’y prenait-il pour débusquer les sorcières ?

Il se trouve qu’à cette époque-là, une étrange épidémie s’était répandue dans les Landes, que l’on appelait le « mal de Layra », ou le mal d’aboiement. Cette maladie convulsive faisait pousser des cris semblables à ceux des chiens aux malades, qui se convulsaient à terre et semblaient ramper comme des bêtes. Ce mal impressionnait beaucoup, et ne pouvait avoir qu’une origine démoniaque… Aussi, dès qu’un malade se mettait à avoir une crise, on accourait pour regarder qui était passé près de la victime, car c’était sans doute lui, ou plus souvent elle, qui lui avait jeté un sort. De Lancre accordait une grande attention à ce phénomène, et voici ce qu’il disait au cours d’un procès concernant le village d’Amou :

C’est chose monstrueuse de voir parfois à l’église en cette petite paroisse d’Amou plus de quarante personnes, lesquelles tout à la fois aboient comme chiens, faisant dans la maison de Dieu un concert et une musique si déplaisante qu’on ne peut même demeurer en prière : ils aboient comme les chiens font la nuit, lorsque la lune est en son plein. Cette musique se renouvelle à l’entrée de chaque sorcière qui a donné parfois ce mal à plusieurs.

Ainsi on pointait du doigt et on enfermait la malheureuse qui était entrée dans l’église au mauvais moment, et qui se retrouvait contrainte d’avouer ses méfaits sous la torture. L’une d’elles, Françoise Boquiron, avoue ainsi s’être trouvée au Sabbat lorsque la décision commune a été prise de « donner ce mal ».

Mais outre ces accusations du mal donné, ou les dénonciations entre accusées, De Lancre avait un autre moyen infaillible de dénicher les sorcières : repérer la marque du Diable. Et Françoise Boquiron portait justement cette marque sur l’épaule gauche, preuve irréfutable de sa culpabilité.
Cette marque est l’endroit où le Diable a posé son doigt au moment où le pacte a été scellé, et se trouve sur un endroit du corps secret et insensible. Pour les repérer, De Lancre savait s’entourer. Il fut ainsi secondé un temps d’un chirurgien de Bayonne spécialisé dans cette recherche. Pour trouver la marque, il rasait tout le corps de l’accusée, et enfonçait ensuite des aiguilles dans les endroits suspectés, jusqu’à trouver celui qui resterait insensible. Puis ce fut au tour d’une jeune fille de 17 ans, une repentie qui avait confessé s’être rendue au Sabbat à plusieurs reprises, et qui pouvait ainsi sans mal déceler la marque du Diable dans « les parties très secrètes » des femmes.

Mais les cruelles persécutions de Pierre de Lancre ne pouvaient rester sans conséquences, et s’est ainsi qu’une nuit de septembre 1609, les sorcières et le Diable lui-même décidèrent de riposter, et s’attaquèrent à De Lancre et au seigneur d’Amou.

Le Diable et sa troupe se seraient introduits dans le secret de la nuit jusque dans les appartements particuliers de De Lancre. Le Diable n’osa pas entrer dans la chambre et s’arrêta sur le pas de la porte après l’avoir ouverte à sa troupe. Ils y demeurèrent de 11 heure jusqu’à 1h30 du matin. Trois sorcières se seraient mises sous les rideaux, et essayèrent d’empoisonner de Lancre, tandis que d’autres réservaient un sort semblable au Seigneur d’Amou dans son château. Pourtant, ni l’un ni l’autre « n’en sentirent jamais rien », et n’eurent conscience des faits qu’en tirant après coup, sous la torture comme on peut l’imaginer, des aveux aux sorcières qui furent prétendument les témoins de ces faits.

Et d’autant que plusieurs sorcières se plaignaient au sabbat de ce que nous les condamnions à êtres brûlées, et que le diable ne les pouvait bonnement asseurer, encore qu’il leur fit entendre, les faisant passer par quelque feu artificiel sans douleur, que celui de la justice ne les offenserait non plus, il leur disait qu’il nous ferait brûler nous-mêmes.
Pierre de Lancre, Tableau de l’inconstance des mauvais anges et démons, Paris, 1612

Il est surprenant cependant de constater que personne n’a semblé s’étonner du fait que, malgré ce qui semblait être une attaque planifiée et bien organisée, Pierre de Lancre et le Seigneur d’Amou s’en soient tirés vivants et indemnes. Il me semble pourtant que, si le Diable et les sorcières d’Amou avaient réellement décidé de s’en prendre à eux, ils ne s’en seraient pas tirés à si bon compte…

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A la suite de sa mission dans les Landes et le Pays Basque, il revint à Bordeaux et publia en 1620 « Le tableau de l’inconstance des mauvais anges et démons », dans lequel il abordera largement la question des sorciers et de la sorcellerie dans le Labourd. Puis il deviendra conseiller du Roi, membre du Conseil d’Etat, avant de mourir en 1631, à l’âge de 78 ans.

Voici donc un aperçu de la chasse aux sorcières orchestrée par Pierre de Lancre, homme dont l’orgueil, le goût du fantastique morbide et le sadisme en font un personnage digne de légende, persuadé comme il l’était de la réalité de la sorcellerie, de l’existence de Satan et de sa présence sur tout le territoire… On peut facilement imaginer que les aveux et témoignages qu’il a recueillis, les moyens mis en place pour parvenir à ses fins, et les descriptions qu’il a lui même faites des sorcières, de leurs moeurs et des Sabbats, ont largement contribué à l’apparition de contes et légendes tels que La Barque aux Sorcières ou Le Tuc des Sorcières, et au mythe de la sorcière dans le Sud-Ouest tel qu’il nous est parvenu…

Le Tuc des Sorcières

Aujourd’hui je vous emmène du côté de Mimizan, petite ville côtière dans laquelle est née une troublante histoire de sorcellerie qui serait à l’origine de l’apparition des dunes et de la construction du clocher… Une légende qui mêle une fois de plus faits historiques, croyances populaires et éléments merveilleux.

Voici ce qu’elle raconte :

              C’est l’histoire d’un homme et d’une femme bien pauvres qui vivaient dans un petit village de pêcheurs. Les traits tirés par l’inquiétude, ils étaient tous les deux penchés sur le berceau de leur bébé, dont la santé se dégradait jour après jour. Devant cet enfant souffreteux au visage émacié, qui grelottait sans cesse, la femme se lamentait qu’on lui avait certainement jeté un sort. Sans écouter les protestations de son mari qui n’y croyait pas, elle s’en alla trouver le père abbé au monastère.

Le bourg était groupé auprès du quai, sur le courant. A une centaine de mètres se dressaient les murs du monastère avec la grande église et son magnifique porche aux statues multicolores. La jeune femme sonna à la cloche des visiteurs, et le frère portier vint ouvrir. Devant le désespoir de la femme, il alla chercher le père abbé, qui accepta de la suivre jusqu’à chez elle, pour au moins ne pas laisser mourir l’enfant sans la bénédiction de Dieu.

Arrivé près du bébé, le père abbé le bénit, et aussitôt les gémissements cessèrent.
– Donnez lui à manger, mais dans vos bras, ordonna le moine.

Il saisit le berceau qu’il renversa sur le sol battu. Prenant la couette, il la déchira. Les plumes s’étalèrent en voletant, et chose curieuse, il y en avait assemblées en fleurs, en étoiles, en demi-lunes, en croix, et même une très grande couronne, presque fermée.
– Vade retro Satanas, murmura l’abbé.

Se levant, il alla à la porte. Devant lui, la bourgade vivait intensément. Il vit des filles passer, débraillées, aux bras de marins enivrés. Un enfant passa en courant et cracha à ses pieds en blasphémant ; non loin de là, deux femmes ricanaient.
– Mon Dieu ! gémit l’abbé. Le bourg est infesté de sorcières !
Puis il se reprit :
– Mes enfants venez avec moi, amenez vos hardes et laissez ce berceau.

Rentré au monastère, il s’occupa du bébé et des parents, qu’il installa à l’hôtellerie.

– Mes enfants, je vais prier Dieu pour votre bébé, il sera sauvé, j’espère. Demain je vous trouverai un logement sur notre domaine.

Il alla ensuite réunir tous les moines et ils se mirent à prier toute la nuit pour ce petit être si chétif, pour le libérer de l’emprise maléfique de toutes ces sorcelleries. La nuit était tombée, sous les voûtes romanes, les voix psalmodiaient à la lueur fuligineuse des cierges. Le vent soufflait par rafales et la mer grondait. Soudain la tempête se déchaina dans un fracas étourdissant.
– Priez mes frères, priez !
Les jeunes pères tremblaient, les éclairs illuminaient la nef et les flammes des cierges vacillaient.

Le matin arriva enfin. La communauté était harassée mais avait obéi.
Dehors, une montagne de sable recouvrait désormais complètement le port, et bloquait l’accès à la mer.
– Dieu a exaucé mes prières, le bébé est sauvé et tous ces sorciers et sorcières ont disparu, mais il faut quand même penser aux marins…
Il fit construire une haute tour qui engloba le magnifique porche, et c’est de cette tour qu’est né le dicton : «  Que Dieu nous préserve du chant de la Sirène, de la queue de la baleine, et du clocher de Mimizan », car lorsqu’ils voyaient le clocher apparaitre derrière les dunes, les marins savaient que le naufrage était inévitable.

Le Diable ne se tint pas pour battu : sur la grande dune qui dominait dorénavant le monastère, il fit danser les sorcières pour faire enrager les moines.
Il n’y a plus de moines, seules les admirables statues gothiques montent la garde à l’intérieur de la tour clocher. Mais, par les nuits sans lune, si vous entendez des petits cris et des craquements dans le vent de la mer qui siffle… Vite, rentrez chez vous, les sorcières causent sur le tuc.
Attention aux sorts, les plumes volent.

Retrouvez ce conte en intégralité dans Les Contes et Légendes des Landes, de Jean Peyresblanques

Clocher porche de Mimizan

Cette croyance populaire, selon laquelle les sorcières utilisaient les plumes des paillasses, coussins ou traversins, pour jeter des sorts aux braves gens, était très répandue dans les Landes. Il existait même des consignes précises sur la manière de se libérer de la malédiction, ou de prévenir son arrivée ; lorsqu’on s’apercevait qu’une personne devenait malade sans raison et passait de plus en plus de temps au lit, on s’empressait d’ouvrir les lits de plumes pour y trouver ces objets maléfiques, qu’il fallait faire brûler à minuit, à l’entrecroisement de quatre chemins. Une fois ce rituel accompli, on guérissait tout de suite après ! Et pour se protéger de ces sorts malveillants, il était possible d’introduire dans les oreillers, traversins ou couettes des branches de buis et de laurier bénis le jour des Rameaux, des tranches de gâteaux de Noël, des débris de cierge pascal et des branches de fenouil. Ainsi, on était protégé des intentions maléfiques de sorcières qui ne pouvaient plus nous atteindre.

Ces pratiques populaires que l’on pourrait qualifier de magiques ont perduré jusqu’au XXème siècle ; une histoire similaire à celle de Mimizan s’est en effet produite à Soorts-Hossegor vers 1937 :
Une jeune femme nommée Jeanne souffrait de migraines quotidiennes, qui devenaient de plus en plus fortes chaque jour, si bien que la lumière même du soleil la faisait souffrir. Elle se repliait vers l’obscurité. Sa sœur connaissait une femme qui « travaillait sur la sorcellerie », et la fit venir auprès de Jeanne. Au fur et à mesure qu’elles approchaient de la maison, la dame sentit ses pieds se tordre, et à peine arrivée sur le seuil de la chambre de Jeanne, elle eut un mouvement de recul. « Il y a quelque chose ici, vous dormez dans la plume ? » Elle lui ordonna alors de défaire le traversin, qui était effectivement en plumes, et de voir ce qu’elle y trouvait. En tremblant, Jeanne découvrit une croix de plumes bien travaillée et impossible à défaire, ainsi qu’une couronne inachevée. Dès que Jeanne eut brûlé le tout, à minuit, à l’entrecroisement de quatre chemins, comme indiqué par la dame, elle fut guérie, et la vie reprit son cours.

Il y a en réalité une explication toute simple à ce phénomène d’objets en plumes :

Le liquide visqueux qui s’exhale des tuyaux de plumes agglutinent celles-ci entre elles, et par la malaxation quotidienne des ménagères, il ne tarde pas à se produire des formes bizarres que la crédulité du peuple assimile à des êtres vivants ou des objets usuels.
Docteur Charles Lavielle, « Essai sur les erreurs populaires relatives à la médecine », Bulletin de la Société de Borda, 6ème année, Dax, 1881

Je l’avais déjà mentionné dans un précédent article, la sorcellerie en ce temps-là faisait partie de la réalité de la vie quotidienne, et il n’est donc pas étonnant que l’on ait attribué aux sorcières la fabrication de ces objets maléfiques. Quant aux guérisons miraculeuses, ma foi, il me semble qu’il ne faut pas sous-estimer l’effet placebo !

Mais pour la population de cette époque, ainsi qu’on peut le voir dans ce conte, il n’y a souvent qu’un remède aux attaques des sorcières : faire appel à l’Eglise, et aux prêtres, qui endossent à ces occasions le rôle de guérisseurs, voire même de bons sorciers. Il y a là un paradoxe intéressant, car même si l’Eglise condamnait les pratiques magiques et la sorcellerie avec fermeté, le prêtre occupait au sein des communautés un statut équivoque : en le considérant comme seule réponse possible à la sorcellerie, le peuple attribuait au prêtre des pouvoirs magiques, et le hissait au rang d’adversaire personnel des sorcières. C’est ainsi qu’on trouve dans le Sud-Ouest jusqu’au XVIIIème siècle un certain nombre de « prêtres-sorciers », qui devenaient les protecteurs des biens et des hommes, répondant au besoin d’éloigner les sorts et les malédictions qu’exprimaient les fidèles. On accordait à certains prêtres le pouvoir de détourner la grêle, de guérir du « maudat », le mal donné par les sorcières, de retrouver des choses perdues, d’exorciser les démons et bien d’autres choses encore.

Le rôle de l’Eglise a longtemps été ambigü, puisque malgré sa prudence, elle accréditait ce qu’elle prétendait interdire. Il fut bien difficile, voire impossible, de tracer une limite exacte entre religion et superstition… L’Eglise tenta d’atténuer ces superstitions populaires religieuses, qui furent qualifiées d’hérésie, probablement en raison de l’écho qu’elles faisaient à de lointaines pratiques magiques païennes ; le peuple avait en effet introduit le christianisme dans ses pratiques populaires héritées du paganisme, dénaturant ainsi la pratique religieuse chrétienne en y intégrant des superstitions païennes tenaces. Mais malgré ses difficultés à éradiquer ces pratiques, l’Eglise intensifia peu à peu ses efforts car, avec l’arrivée du Siècle des Lumières et de la raison, les superstitions n’étaient plus de mise, et la religion devait revêtir un nouveau visage. Mais dans les campagnes, la relation magique entre le prêtre et les fidèles était très importante pour le peuple, et fut bien difficile à faire oublier.

Les pierres de la fée

Un peu partout dans le département des Landes se dressent des pierres antiques, témoins des civilisations qui nous ont précédés ; ce sont des vestiges d’anciens tombeaux, des menhirs ou encore d’anciennes bornes militaires romaines, les explications officielles varient de l’une à l’autre… La présence de ces pierres qui ont traversé les siècles était pour nos aïeuls une énigme que l’on a tenté d’expliquer à l’aide d’une légende qui s’est propagée dans toute la région : celle des « pierres de la fée », ou « pierres de la sorcière ».

Il existe différentes versions de cette légende, et voici ce que dit l’une d’entre elles :

Des fées avaient décidé de construire un pont à Dax, avec des pierres assez grosses et solides pour résister aux crues de l’Adour. L’une d’elles, tout fière, en rapportait une si énorme et robuste qu’elle espérait rendre vertes de jalousie ses amies fées ; aucune d’entre elles n’en ramènerait d’aussi grosses ! Mais en chemin, elle fut arrêtée par un personnage inconnu qui lui demanda où elle se rendait ainsi. Agacée d’être importunée par cet étranger, elle répondit sèchement qu’elle se rendait à Dax pour construire le pont.
« Dites donc, s’il plait à Dieu ! lui répondit l’homme.
– Plaise ou ne plaise pas, la pierre géante ira à Dax ! s’écria l’insolente.
– Eh bien pose la pierre ici, et qu’elle y reste ! »
Saisie par une force supérieure, la fée laissa tomber la pierre au sol et fut incapable de la soulever de nouveau ; la pierre semblait faire corps avec la terre. La fée comprit alors que c’était le Bon Dieu qu’elle avait rencontré, et qu’il avait décidé de lui donner une leçon d’humilité. L’immense pierre resta donc vissée au sol, et la fée dut repartir les mains vides, et furieuse.

A Peyrehorade, cette histoire se termine de manière bien spécifique : la fée était si folle de rage de ne pouvoir la soulever qu’elle troua la pierre de sa quenouille, si bien que le village qui se trouvait à côté prit le nom de « pierre trouée », ou Peyrehorade.

Une même version de la légende se déroule à Sainte-Colombe près d’Hagetmau, ainsi qu’à Sarron, petite commune de l’extrême Sud-Est du département. Seul un petit détail change dans ce dernier cas : ce n’est plus une fée qui porte cette pierre à Dax, mais le Diable en personne, car il avait entrepris de lui-même de construire le pont (bien étrange que le Diable s’atèle à cette tâche qui pourrait s’avérer utile pour les hommes, mais l’histoire ne fournit pas d’explication quant à sa décision…). Plantée là par Dieu, furieux que le Diable ne lui ait pas demandé son avis, cette pierre-là porte donc logiquement le nom de « pierre du Diable », à la différence de toutes les autres.

gravure annees 1600Dax vers 1600 – gravure
source

A Pouillon et à Labrit, le récit prend une autre tournure et devient « la pierre de la sorcière ». La figure de la fée et celle de la sorcière se confondent souvent, et on le voit tout particulièrement dans la légende de la pierre de Montpeyroux, à Pouillon.

Cette histoire-là raconte que la sorcière de Mondron avait volé une énorme pierre de la cathédrale de Dax et était en chemin pour l’offrir à son maître Satan, lorsqu’elle fut arrêtée par un homme qui lui ordonna de remettre la pierre à sa place. C’était le Bon Dieu, vous l’avez compris, et devant son refus, il s’empara de la grosse pierre qui se ficha dans le sol pour toujours. Furieuse, la sorcière tenta désespérément de s’agripper à son bien, laissant dans la pierre les traces bien visibles de ses doigts crochus.

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Vous le voyez, les deux légendes sont très proches l’une de l’autre, mais dans cette dernière version, il n’est plus question du pont mais de la cathédrale, édifice religieux qui justifie un peu plus l’intervention de Dieu. Et surtout, le personnage de la fée a été diabolisé pour devenir une sorcière se rendant au Sabbat. La confusion entre la fée et la sorcière s’épaissit un peu plus encore lorsque l’on sait que cette pierre de Montpeyroux est aussi parfois appelée la « peyre de la Hade », la pierre de la fée, mais pour une raison totalement différente : on dit que les fées venaient filer le lin sur de grosses pierres comme celle-ci en guise de quenouille.

A Labrit enfin, dans la Haute Lande, cette légende semble s’être mêlée à celle justifiant la présence de l’Oeil du Grué, ou l’Oeil du Diable, petite mare à la surface noire et figée qui a la réputation d’être maudite. Il ne semble pas y avoir la moindre trace d’une pierre antique par ici, mais la légende autour de cet endroit inquiétant est pourtant similaire : ce trou noir dans le sol aurait été créé par Satan qui, fou de rage à l’idée que Dieu ait piégé sa sorcière et lui ait volé la pierre de la cathédrale de Dax, aurait frappé le sol de toute la force de son poing. Cette mare est donc l’empreinte de la main du Diable, figée à tout jamais dans le sol de la Haute Lande. Plein de rancœur envers Dieu et les Hommes, il lança une malédiction sur ce lieu, qui engloutit depuis tous les imprudents qui osent s’y aventurer, humains comme animaux, dont on peut entendre les plaintes étouffées au fond de l’eau pendant la nuit de Noël.

Ces pierres de la fée, du Diable ou de la sorcière, sont la preuve qu’en matière de légende, rien n’est jamais figé. D’un thème commun et immuable, les versions s’entrecroisent, les récits se modifient, évoluent, on y ajoute ou retire des éléments, en fonctions des différents lieux, époques, et des différents événements auxquels l’on souhaite fournir une explication.
Cette légende s’est ainsi propagée dans toutes les Landes, prenant au passage différentes facettes, afin d’expliquer la présence de ces mystérieuses grandes pierres, posées là par ce qui semblait être une force supérieure, et rappelant aux populations que, partout dans la lande, Dieux et Diables ne sont jamais loin.

Le Seigneur de Poyaller

Éloignons-nous un peu de la côte landaise, de ses pins et de l’océan, pour nous enfoncer un peu plus dans les terres, vers les collines de la Chalosse. C’est à Poyaller, dans la commune de Saint-Aubin, que se déroule notre histoire. Je tenais tout particulièrement à la partager avec vous, car c’est la toute première légende que j’ai  lue lorsque j’ai commencé mes recherches, et qui m’a tout de suite confortée dans l’idée qu’il y avait dans les Landes de superbes histoires à lire, à entendre et à raconter…

Poyaller tour 1900Etat de la Tour de Poyaller, vers 1900
(dessin extrait de la monographie de Mugron -abbé Meyranx -1911)

                 Il y avait à la fin du XVIème siècle un seigneur cupide qui régnait sur le château de Poyaller et le domaine alentour. Sa cupidité était telle qu’il décida, malgré l’étendue de sa foi et les fermes interdictions de l’Eglise, de pactiser avec le Diable afin d’étendre encore sa fortune. Il offrit à Satan son corps et son âme, et en échange le Diable lui promit que son coffre resterait plein jusqu’à la fin de ses jours. Et il tint parole. Sa fortune prospéra encore et encore, sa famille menait grand train et s’enrichissait toujours plus, les fêtes les plus somptueuses étaient données chaque semaine pour les seigneurs des environs… Mais les années s’écoulaient et malgré l’opulence, le poids de son secret commençait à peser sur la conscience du seigneur, et la culpabilité le rongeait.
Il eut alors vent d’une grande nouvelle, celle des Croisades que l’on menait en Terre Sainte, et pris d’un élan d’espoir, il décida de se joindre au voyage, espérant que la valeur de son épée suffirait à le racheter auprès de Dieu. Il partit donc et se montra intrépide, mais le Diable rôdait toujours… Le seigneur tomba finalement aux mains des ennemis et fut prisonnier.
Les années passaient sans espoir de retour, et à Poyaller son domaine sombrait dans la ruine et la désolation. Son épouse, poussée par la solitude et la tristesse de ne pas voir revenir son seigneur, s’était entourée du plus beau monde et avait organisé fêtes et repas afin de se distraire, dilapidant ainsi les biens du domaine. Sept années avaient passé, et ainsi ruinée et meurtrie par les rumeurs de la mort de son époux, elle décida de se remarier.
C’est alors que le Diable choisit d’intervenir, et il fit son apparition dans la cellule du seigneur de Poyaller, lui apprenant que sa femme allait se remarier, que son domaine était au bord de la ruine, et qu’il était temps pour lui de rentrer. Le seigneur n’était pas dupe, et il savait bien qu’avec le Diable, on n’obtient rien sans compensation. Mais Satan lui promit qu’il ne demanderait rien de plus qu’une part de ce qu’il mangerait au banquet qui célèbrerait son retour. L’accord fut scellé, le Diable prit le seigneur sur son dos et ils partirent à la vitesse du vent en direction de Poyaller. Ils arrivèrent à l’aube des noces de sa femme et de son prétendant, et le Diable se transforma en un chien noir aux yeux flamboyants lorsqu’ils se présentèrent aux portes du domaine. Les serviteurs qui s’affairaient aux préparatifs des noces ne le reconnurent pas, ainsi vêtu de guenilles et amaigri par ses années de captivité, mais il réussit à les convaincre de l’amener auprès de la maîtresse des lieux. Elle déclara ne pas reconnaître son mari disparu, mais il savait comment prouver sa véritable identité ; il porta ses doigts à sa bouche et poussa un long sifflement. Aussitôt, son vieux chien sortit du château en courant et se mit à bondir autour de lui, tout heureux de retrouver son maître. Celui-ci siffla deux fois, et c’est son cheval que l’on entendit pousser un terrible hennissement tandis qu’il s’échappait des écuries pour venir poser sa lourde tête sur l’épaule du seigneur. Alors son épouse reconnut son erreur, et saisie d’émotion, se jeta dans les bras de son mari. On décida d’envoyer au fiancé qui se languissait à l’église de Saint-Aubin une poignée de noix, ce qui était la coutume à l’époque pour éconduire un prétendant.
On offrit bien évidemment un somptueux banquet pour célébrer le retour du seigneur, mais celui-ci déclara qu’il ne mangerait rien d’autre que des noix. Et tandis que le chien noir aux yeux flamboyants l’observait avec attention, le seigneur cassa tranquillement les cerneaux, mangea les noix avec plaisir, et se contenta de balancer avec dédain les coquilles vides à la tête du chien. Celui-ci émit un grognement furieux et, d’un bond, il sauta à travers les parois de la tour, laissant derrière lui un trou béant. Le seigneur raconta alors sa mésaventure à la foule effrayée et expliqua que s’il avait donné du pain au Diable, il y aurait eu pénurie de blé dans la région ; s’il lui avait donné du vin, il n’y aurait plus eu de vignes ; s’il avait mangé des cailles dodues ou du chevreuil qu’on lui proposait, le gibier aurait disparu. Il s’était donc contenté de noix, estimant que si les magnifiques noyers du jardin ne donnaient plus de fruits, ce n’était pas un trop grand prix à payer. Furieux et honteux d’avoir été ainsi dupé, le Diable ne revint jamais à Poyaller.

Cette légende du seigneur de Poyaller est peut-être l’une des plus connues des Landes, je l’ai rencontrée à trois reprises lors de mes recherches, et je serai curieuse de savoir si les habitants de Saint-Aubin la connaissent…

Le château de Poyaller avait depuis bien longtemps la réputation d’être un lieu maudit. Quelques générations de seigneurs qui vécurent là se marièrent plusieurs fois et n’arrivaient pas à concevoir d’enfants, ce qui troubla les lignes de succession du domaine. A cette époque où la sorcellerie était considérée comme une pratique courante dans tous les villages, il n’en fallait pas plus pour que l’on estime que cette famille avait subi une malédiction, lancée par une sorcière qui leur aurait « noué l’aiguillette ».

Bernard de Bénac, le seigneur qui apparaît dans cette histoire, hérita du domaine en 1578 et fit naître cette légende… Et la malédiction ne s’arrêta pas avec lui, puisque plusieurs évènements vinrent appuyer cette croyance dans les siècles suivants : de nombreux troubles et malheurs concernant les serviteurs de l’Eglise au XVIIème siècle firent penser que les sorcières étaient toujours à l’œuvre dans le village ; par deux fois au XIXème siècle, l’ouragan et la foudre vinrent détruire les édifices religieux ;  et deux fois encore au début du XXème siècle ; enfin, ce lieu a été le théâtre lors de la Seconde Guerre Mondiale de l’arrestation et l’exécution de plusieurs résistants français… La succession d’évènements malheureux, couplée à cette légende diabolique du seigneur de Poyaller, est venue nourrir l’imaginaire collectif qui continue de penser que ce lieu est maudit. Alors, est-ce l’œuvre d’une sorcière, du Diable, d’une malédiction… Ou seulement de beaucoup de malchance ? C’est à vous d’en juger !