La petite anguille – Ou la version landaise du conte de Cendrillon

Je vous le disais dans mon précédent article, les contes et les légendes sont des récits, traditionnellement transmis de manière orale, qui évoluent et se modifient à travers les lieux et les époques. S’il en est déjà ainsi pour les légendes locales, les grands contes classiques recueillis par Charles Perrault ou les frères Grimm, et que l’on connait tous aujourd’hui dans leur version figée, ne font pourtant pas exception.

C’est ainsi que dans le recueil de contes de Félix Arnaudin, célèbre collecteur de contes et témoin de la vie landaise au XIXème siècle, j’ai découvert la version landaise du conte de Cendrillon. Quelle ne fut pas ma surprise, en tournant les pages, de retrouver la figure de la jeune souillon, de la marâtre, du prince et des souliers de verre ! Mais bien entendu, ce n’est pas une copie conforme du conte que l’on connait bien, et certains éléments sont bien différents. Parmi eux, le plus évident est certainement la figure de la Marraine la bonne fée, qui disparait et devient… Une anguille !
La petite touche bien landaise de l’histoire…
C’est donc cette petite anguille qui va venir au secours de la jeune fille quand elle en aura besoin, et qui lui fournira les belles robes de princesse.

1311147-Gustave_Doré_illustration_pour_CendrillonGustave Doré, illustration pour Cendrillon

Voici donc ce que raconte l’histoire de cette Cendrillon locale :

« Il était une fois deux veufs qui s’étaient remariés ensemble. L’homme avait une fille et la femme en avait une autre. La fille de l’homme était fort jolie, laborieuse et avenante autant qu’on pouvait le souhaiter, et sa belle-mère la détestait.
Un jour, le père était allé à la pêche et il avait pris une grosse anguille. On avait envoyé sa fille la nettoyer à la fontaine et, au moment où elle s’apprêtait à éventrer la bête, celle-ci lui dit :

– Laisse-moi m’échapper, petite, laisse-moi m’échapper dans la fontaine.

Mais la fille craignait sa tante.

– Non, non, n’aie pas peur, dit l’anguille, tu diras que j’ai glissé dans la fontaine.

La fillette la laissa aller et l’anguille plongea droit au fond de l’eau. Puis elle remonta à la surface et dit :

– Petite, quand tu auras quelque chagrin, tu viendras m’appeler ici : « Anguille, anguillon ! » et je viendrai aussitôt à ton aide.

Quand la petite fille revint à la maison, la marâtre la gronda fort pour avoir laissé échapper l’anguille.

– Tu seras punie, lui dit-elle. Nous sommes aujourd’hui samedi. Eh bien tu n’iras pas à la messe avec nous demain.

Le lendemain matin, toute la famille partit pour l’église, sauf la fillette qui resta pour garder la maison. Et, avant de partir, la méchante femme lui laissa à trier vingt-cinq sacs de gros millet mêlés à vingt-cinq sacs de petit. La fille prit la cruche en pleurant et s’en alla appeler l’anguille à la fontaine :

– Anguille, anguillon.

Aussitôt l’anguille apparut dans l’eau.

– Que veux-tu, petite ?
– Oh ! Les gens de chez nous sont tous allés au bourg et ma tante m’a laissé vingt-cinq sacs de gros millet et vingt-cinq sacs de petit à trier avant son retour. Je ne le ferai jamais…
– Ne pleure plus petite, dit l’anguille, je vais te donner quelque chose. Prends cette pomme ; tu l’ouvriras et tu prendras ce qui est dedans, puis tu t’en iras à la messe. Tu reviendras aussitôt après l’Elévation.

La jeune fille suivit toutes les indications de l’anguille. Dans la pomme, elle trouva une robe comme jamais elle n’en avait vu, toute brodée d’or et d’argent. A l’église, tout le monde la regardait, mais personne ne reconnut cette dame si belle. A l’Elévation, elle sortit de la messe et, quand elle rentra chez elle, elle trouva toute sa besogne faite. Elle retira vite sa belle robe et se mit à attendre les autres.
La marâtre, naturellement, fut surprise et fort dépitée de constater que la jeune fille avait fait tout ce qu’elle lui avait commandé, mais elle n’en laissa rien paraître.

– Oh, si tu savais !… dit la fille de la femme. Aujourd’hui il y avait à l’église une dame d’une beauté…
– Oh, pardi ! répondit l’autre. Toi, tu vois tout, et moi, ici, grondée et mal vue…

Le dimanche suivant, la tante laissa à la jeune fille un char de cendres et un char de terre à trier. Comme ils partaient tous pour l’église, la jeune fille alla à la fontaine :

– Anguille, anguillon.
– Que veux-tu, petite ?
– Oh ! Ma tante est partie pour la messe en me laissant un char des cendres et un char de terre à trier. Je ne le ferai jamais…
– Ne pleure plus, petite, dit l’anguille. Prends cette noix ! Tu l’ouvriras et tu prendras ce qu’il y a dedans. Puis tu t’en iras à la messe, mais reviens-en dès l’Elévation.

La jeune fille suivit toutes les indications de l’anguille. Dans la noix, elle découvrit une robe encore plus belle que la première. A l’église, tout le monde la regarda, encore plus que l’autre semaine, mais nul ne la reconnut. Cependant, le fils du Roi qui était à la messe, remarqua cette dame si belle, et elle lui plut. Mais elle sortit de l’église après l’Elévation et s’enfuit chez elle, si bien que, lorsque ses parents arrivèrent, ils la trouvèrent au coin du feu, faisant cuire la soupe, vêtue de sa robe de tous les jours. Et les deux chars de cendre et de terre étaient démêlés.

– Oh si tu savais !… lui dit la fille de la femme. Aujourd’hui, le fils du Roi était à la messe. Et la belle dame de dimanche dernier était, elle aussi, devant nous.

Le dimanche suivant, la tante commanda à la jeune fille un travail surhumain : elle devait préparer le dîner, mais la soupe ne devait pas toucher la marmite, la table ne devait pas toucher les carreaux, la nappe ne devait pas toucher la table, les couverts, cuillères et fourchettes ne devaient pas se toucher, enfin tout devait se tenir en l’air. La pauvre petite, toute désolée, s’en alla à la fontaine appeler l’anguille :

– Anguille, anguillon…
– Que veux-tu, petite ?
– Oh ! Ma tante est partie pour la messe en me commandant de préparer le dîner. Il faut que la soupe ne touche pas le pot et que la table tienne en l’air toute seule. Je ne le ferai jamais…
– Ne pleure plus, petite, dit l’anguille. Prends cette amande ; tu l’ouvriras et tu prendras ce qu’il y a dedans. Ensuite, tu t’en iras à la messe, mais reviens vite après l’Elévation. Et prends garde qu’on te surveille et qu’on va vouloir t’arrêter.

La jeune fille se conforma exactement aux indications de l’anguille. A l’intérieur de l’amande, elle trouva une robe comme elle n’en avait jamais vu de semblable, tout en soie et garnie de perles et de diamants, avec une paire de souliers de verre. Elle s’en alla à la messe et comme les autres semaines, elle sortit de l’église après l’Elévation. Mais le fils du Roi la guettait et il s’était caché derrière la porte de l’église.
Quand la jeune fille sortit, le fils du Roi voulut l’arrêter. Aussitôt, elle se mit à courir et lui échappa. Mais, dans sa course, elle perdit un petit soulier de verre et le jeune homme la ramassa.
Quand les autres arrivèrent à la maison, ils trouvèrent la jeune fille assise au coin du feu, vêtue de sa robe de tous les jours. Le dîner était prêt, ainsi que sa tante l’avait commandé : les assiettes ne touchaient pas la nappe, la nappe ne touchait pas la table, la table ne touchait pas les carreaux, et la soupe ne touchait pas le pot.

– Oh ! Si tu savais !… dit la fille de la femme. Aujourd’hui, le fils du Roi était encore à la messe. Et la belle dame aussi. Après l’Elévation, elle s’est échappée mais elle a perdu un soulier de verre. Le fils du Roi l’a ramassé et a fait publier à la sortie de la messe que toutes les filles des environs devaient venir au palais demain, pour essayer ce soulier. Et il épousera celle à qui il ira bien.

Pensez si toutes les jeunes filles du pays se rendirent avec plaisir au château, le lundi ! Il n’en manqua aucune, sauf la fille qui n’avait pas de mère, et à qui sa marâtre avait interdit d’y aller.
Toutes essayèrent le petit soulier de verre, mais aucune n’avait le pied assez petit. Il allait assez bien à la fille de la tante, mais il était pourtant un peu court.

– Oh ! il lui va bien, il lui va bien, répétait la mère.

Mais comme le soulier était en verre, on voyait bien que les doigts de pied étaient repliés.
Alors, le fils du Roi demanda à toutes les mères :

– N’y aurait-il pas dans la contrée quelque autre fille qui n’est pas venue ?
– Oh ! dit la tante. Nous avons bien encore chez nous une souillon. Mais ce n’est pas la peine de la faire venir : elle ne sort jamais du coin du feu…
– Eh bien, dit le prince, il faut tout de même aller la chercher.

On y alla donc. La pauvre fille arriva au château. Elle n’était ni bien vêtue ni bien coiffée, mais son visage était beau comme un jour bien clair. On lui essaya le soulier : il lui allait bien.

– Voici mon épouse, déclara le fils du Roi.

La marâtre enrageait et disait pis que pendre de la fille. Rien n’y fit. Le fils du Roi la garda et le mariage se fit. Et comme le roi se sentait vieux, il laissa la couronne à son fils. (…) »

En réalité, le conte local ne se termine pas là, mais la suite n’ayant plus rien en commun avec Cendrillon, je vous laisserai la découvrir par vous-même dans l’ouvrage de Félix Arnaudin.

Le conte s’est donc adapté à la région landaise, et en plus de la figure de la marraine remplacée par l’anguille, un autre élément important se trouve modifié : plus de bal princier comme lieu de rencontre et de coups de minuit en guise de couvre-feu, mais la messe du dimanche, et l’Elévation (la présentation du pain et du vin avant l’Eucharistie). On peut imaginer que ce contexte était mieux adapté à une histoire se déroulant dans les Landes, la religion ayant une grande place dans la vie de la population de cette époque. Vous l’aurez peut-être déjà remarqué au cours des précédents articles, il est rare de lire un conte landais sans que la religion n’y soit mêlée d’une façon ou d’une autre…

Ainsi, le conte de Cendrillon ne compte pas que les deux versions bien connues de Perrault et des frères Grimm (et je suis personnellement reconnaissante que la version landaise nous ait épargné les mutilations que s’infligent les deux belles-sœurs afin de faire rentrer leur pied dans le soulier, comme c’est le cas dans celle de Grimm…), mais également une version landaise, dans laquelle les couleurs locales ne manquent pas de se faire sentir. Et je suis prête à parier que d’autres versions modifiées existent également dans d’autres régions de France, peut-être même dans d’autres coins de l’Europe…

Cendrillon n’est d’ailleurs pas la seule à avoir son pendant landais… Je vous dévoilerai bientôt les versions locales des contes de Peau d’Âne et de La Belle au Bois Dormant ! Restez connectés ! 🙂

La trêve de Noël des loups de la Lande

Autrefois, les loups étaient nombreux dans les Landes, et comme partout ailleurs, ils suscitaient une grande peur. Cet animal était redouté au point qu’il fut rapidement désigné comme créature diabolique, serviteur de Satan et ami des sorcières. Il existe pourtant un conte landais dans lequel les loups et les hommes firent la paix, ne serait-ce que pour une nuit…

Je me permets de retranscrire mot pour mot ce petit conte tel que Jean Peyresblanques l’a noté dans ses Contes et Légendes des Landes, et tel que je l’ai découvert dans un autre livre, Les mythes et légendes du loup de Roger Maudhuy. Il est écrit de manière concise et efficace, et l’on ne saurait faire mieux…

« Dans la grande Lande, à Saint-Jean-de-Bouricos, il y a très longtemps, le vieux curé, le soir de Noël, revenait de voir un mourant. Il se hâtait. Tout était couvert de neige. Les pins se dressaient, noires sentinelles, en lisière de la lande. Il savait que les loups étaient descendus, car son fidèle sacristain, chasseur impénitent, lui avait dit :
« Vous ne risquez rien, Monsieur le curé, j’ai mis un piège avec un appât. »

Il avançait rapidement, lorsqu’il entendit de petits gémissements. Guidé par eux, il arriva en limite des broussailles et des pins. Il vit un grand loup gris pris au piège. C’était une louve immense, avec deux petits louveteaux à ses côtés qui gémissaient.
« Pauvre bête ! s’écria le prêtre, ne bouge pas ! » Et posant les saintes huiles sans aucune crainte, il ouvrit le piège et sortit la patte de la louve. Celle-ci n’avait pas bougé, le surveillant de ses yeux jaunes. Le curé regarda la patte abîmée, ajoutant : « Ne bouge pas, je reviens te soigner. »
Lorsqu’il revint, la bête était toujours là, léchant sa patte brisée. Consolidant cette dernière avec des planchettes et de la charpie, le brave homme finit son travail sans peur, la louve se leva alors difficilement sur trois pattes et lécha les mains qui l’avaient soignée.
« Ecoute, lui dit-il. C’est aujourd’hui Noël, c’est la grande fête de la Nativité. Tu vas me promettre, cette nuit-là, de ne toucher ni aux gens ni aux bêtes, tu entends… »
Et dans les yeux de la louve, il vit une lueur de reconnaissance.
A la messe de minuit, à mi-cérémonie, on entendit un long hurlement : les loups. Toute l’assemblée était terrorisée. « N’ayez pas peur ! dit le pasteur, et il marcha vers la porte de l’église qu’il ouvrit toute grande, une meute de loups était là avec la louve à sa tête. Le prêtre, nullement impressionné, la bénit.
« C’est Noël pour tout le monde, allez ! loups, et tenez votre promesse. »
Un long hurlement retentit et tous les loups disparurent, la louve en dernier, qui vint lécher la main du prêtre. Tous furent rassurés…
Depuis lors, le soir de Noël, les loups ne chassent pas. Même si tu entends dans la nuit ou pendant la messe des hurlements de loup, il ne faut pas avoir peur. C’est la trêve de Noël des loups de la lande. »

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Aujourd’hui les loups ont disparu dans les Landes, mais la petite église romane de Bouricos où se déroule cette histoire existe toujours. Située un peu en-dehors de la commune de Pontenx-les-Forges, elle se dresse au milieu d’un airial paisible dans lequel on trouve aussi quelques vieilles maisons qui accueillent les pèlerins de Saint-Jacques-de-Compostelle.

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Bouricos est très réputé pour la foire qui se tient depuis des siècles chaque année le 24 juin, à la Saint-Jean. Car en plus de la chapelle qui a inspiré ce joli conte, on trouve à Bouricos une fontaine dite miraculeuse, fréquentée depuis la nuit des temps pour ses vertus guérisseuses sur les problèmes de peaux, les rhumatismes et autres problèmes d’articulation. Cette fontaine de Saint-Jean-Baptiste est donc vénérée tous les 24 juin ; après la messe, les visiteurs vont en procession à la fontaine, l’eau et la foule y sont bénites, et chacun boit ou puise dans le puits de la fontaine. D’après la légende, Saint-Jean-Baptiste lui-même aurait fait halte en ce lieu lors d’un pèlerinage et aurait utilisé cette eau pour calmer ses membres endoloris par la marche.

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Cette source n’est qu’un exemple parmi d’autres, car il existe un très grand nombre de fontaines miraculeuses dans les Landes. On en trouve plus de 200, et si elles ne sont pas toutes aujourd’hui aussi fréquentées qu’autrefois, une trentaine d’entre elles sont encore vénérées par des cérémonies religieuses comme celle-ci. C’est là encore un vaste sujet, sur lequel nous reviendrons, car il est certain que l’on croisera de nouveau un certain nombre de ces sources guérisseuses au fil de nos recherches …