L’Homme Gris des Montagnes – 2ème partie

Saul dîna en compagnie de ses parents et fut soulagé de constater qu’ils étaient tous deux bien trop préoccupés pour s’apercevoir des sursauts agacés que faisait jeune garçon pour empêcher le follet de lui emmêler les cheveux. Il se hâta de terminer sa soupe, et prétexta un mal de ventre persistant pour se retirer au plus vite dans sa chambre. Là, tout en explorant chaque recoin de la petite pièce avec curiosité, Ollie raconta au garçon tout ce qu’il savait : l’Homme Gris était une créature intimidante par sa taille et ses pouvoirs, mais il n’était pas méchant. Il souffrait d’une maladie étrange que lui avait probablement donnée quelque sorcière mal intentionnée de la région, bien longtemps auparavant. Cette maladie s’attaquait à ses yeux, ses mains, et son cœur, et lui infligeait des douleurs cuisantes qui ne s’apaisaient que lorsqu’il réussissait à trouver le sommeil, ce qui n’était pas souvent. Elles le rendaient aveugle et insensible à tout autre malheur que le sien, et c’était par ses hurlements de douleurs et ses gestes désespérés qu’il créait, sans doute sans le vouloir, ces orages impitoyables qui tourmentaient les villages.

« Il existe un remède, poursuivit Ollie. Il y a bien longtemps, un homme est allé le chercher pour lui et le lui a apporté en échange de sa promesse de ne plus envoyer d’orage sur les collines. J’imagine qu’il est arrivé au bout de sa réserve, et que la douleur est revenue…
– Ce remède, où est-il ? Je pourrais peut-être aller en chercher pour lui !
– Il se trouve au cœur de la forêt qui s’étend à l’Est. Il y a là trois sources magiques dont l’eau possède des vertus guérisseuses extraordinaires. La première guérit les maladies des yeux, la seconde les maladies de peau, la dernière les maladies de cœur. C’est de cette eau miraculeuse dont l’Homme Gris a besoin.
– Cela ne me semble pas bien compliqué…
– Crois-tu ! Ces sources sont jalousement protégées par une vieille femme que l’on dit sorcière, et tu ne pourras y accéder qu’en passant par elle et en gagnant ses faveurs. »

Saul se tut, absorbé par ses pensées, tandis que le follet, qui avait gardé jusque-là un ton bien sérieux, retrouva son sourire béat et sa voix taquine.

« J’espère que Borvo et toi avez un bon sens de l’orientation ! Cette forêt est un vrai labyrinthe, et tous les arbres ne sont pas aussi amicaux que ton saule… »

Saul sentit son courage défaillir à l’idée de se perdre dans cette forêt et ne jamais réussir à trouver les Trois Sources, mais il tenta de garder une voix ferme en demandant :

« Connais-tu le chemin pour aller jusqu’aux sources, Ollie ? Accepterais-tu de m’y conduire ? »

Ollie arrêta soudain ses va-et-vient et se retourna vers le garçon, les yeux pétillants et le sourire jusqu’aux oreilles.

« J’attendais que tu me le demandes ! Ah, cela fait si longtemps que je ne suis pas parti en voyage ! En revanche, ce n’est pas moi qui annoncerai la nouvelle à ton saule. Il ne va pas être content de nous voir partir sans lui.

– Ne t’inquiète pas, je m’en chargerai. Merci Ollie. »

Ils quittèrent discrètement la maison bien avant le lever du soleil, sous un ciel sans étoile et une pluie battante. L’orage n’avait pas cessé de la nuit, et si désormais les coups de tonnerre se faisaient plus lointains, la pluie ne semblait pas prête de se calmer. Saul s’était emmitouflé dans son long manteau et avait rabattu la capuche sur tête, mais il savait qu’à ce rythme, l’eau finirait par pénétrer ses vêtements et le tremper jusqu’aux os. Le follet s’était également réfugié sous sa capuche et Saul sentait son oreille pointue et son petit bonnet frotter contre sa joue au rythme des pas du cheval. Borvo lui, avait déjà la robe luisante d’eau de pluie et avançait tant bien mal, sans trop rechigner, dans l’obscurité de la nuit. Saul lui faisait confiance pour ne pas s’écarter de la route qui menait à l’Est, mais attendait avec impatience les premières lueurs de l’aube.

Lorsque le soleil se leva enfin, le jeune garçon eut le sentiment de pouvoir respirer de nouveau. La pluie ne cessait pas, mais Saul décida malgré tout de profiter de cette fade lumière pour forcer le train, et Borvo se mit au petit galop sans protester, rassuré lui aussi par la lumière du matin.

Ils conservèrent cette allure autant qu’ils le purent, mais les intempéries ne leur facilitaient pas les choses ; rivières en crue, routes dissimulées sous les eaux boueuses, arbres immenses échoués sur le chemin et sols instables furent autant d’obstacles qui les obligèrent à ralentir. Mais ils avançaient malgré tout, rassemblant leur courage en silence, toute leur attention tournée vers la tâche qu’ils devaient accomplir. Borvo lui-même semblait comprendre toute l’importance de leur mission et faisait montre d’un grand courage face aux difficultés du voyage, ce qui rendait Saul tout fier de son petit cheval.

Ils atteignirent la forêt alors que le soleil se couchait, et s’enfonçèrent entre les arbres. Alors qu’ils n’avaient presque pas échangé un mot de la journée, Saul demanda à Ollie :

« Tu m’as dit que les arbres n’étaient pas toujours amicaux ? Penses-tu qu’ils accepteront notre présence cette nuit ?
– Oh, tant que tu es avec moi tu ne risques rien, répondit le follet. Les arbres m’aiment bien, et même les plus grincheux finissent par rire de mes farces et apprécier ma présence. »

La pluie était moins intense sous les grands chênes, et le tonnerre semblait s’éloigner toujours d’avantage. Saul espéra qu’en s’écartant ainsi des collines, ils laissaient également derrière eux les orages de l’Homme Gris… Mais l’obscurité s’épaississait, et Saul devenait à chaque pas tout aussi réticent que son cheval à aller plus loin.

« Si seulement nous pouvions trouver un endroit pour passer la nuit au sec ! soupira-t-il.
– Il suffit peut-être de demander ! »

Et sur ces mots, le petit follet sauta de l’épaule de Saul et agrippa la branche la plus proche. Il fila comme une flèche jusqu’au sommet de l’arbre et disparut de la vue du garçon. Quelques minutes plus tard, il redescendit à la même vitesse et sauta sur l’encolure de Borvo avec un grand sourire.

« On a de la chance, on est tombés sur un chêne très courtois ! Il nous souhaite la bienvenue dans la forêt et va prévenir ses amis que nous sommes là, afin que tous nous réservent bon accueil et nous guident. Ah, et il existe un petit refuge un tout petit peu plus loin sur la route, dans lequel nous pouvons nous abriter pour la nuit. »

Le petit abri en pierre se trouvait quelques pas plus loin, et ils s’installèrent le plus confortablement possible sur la terre humide. L’endroit était rudimentaire, mais l’eau ne coulait plus au-dessus de leur tête, et c’était bien assez pour leur permettre de passer une nuit tranquille.

Ils reprirent leur route dès les premières lueurs de l’aube. Au fur et à mesure qu’ils avançaient, les nuages se faisaient moins sombres et la pluie plus éparse, et un coup d’œil en arrière leur suffit pour comprendre qu’ils s’éloignaient bel et bien des orages. Saul en était soulagé, mais il ne pouvait s’empêcher de penser à sa famille et ses amis qu’il avait laissés, là-bas sous le ciel noir et menaçant. Et s’il se sentait rempli d’inquiétude envers eux, il l’était encore plus en pensant à l’Homme Gris et aux souffrances terribles qu’il endurait depuis si longtemps, dans la solitude et l’impuissance. Depuis qu’Ollie lui avait raconté histoire de cette créature, la tristesse lui serrait le cœur, et l’idée de mettre un terme à ses souffrances était désormais aussi importante pour lui que celle de porter secours aux siens. Il fallait en finir avec cette terrible malédiction.

Ils avançaient à bonne allure, et grâce aux souvenirs du follet et à un coup de pouce occasionnel des chênes de la forêt, ils trouvèrent leur chemin sans mal. Après deux jours de marche, le soleil brillait désormais au-dessus d’eux, plus aucune goutte d’eau ne tombait des arbres, et le sol était sec. Sans jamais oublier la gravité de sa mission, Saul profita autant qu’il le put de ces journées ensoleillées et agréables qu’il passait avec son cheval et leur nouvel ami.

Enfin, ils atteignirent au cœur de la forêt une charmante clairière inondée de lumière, bordée des plus beaux arbres qu’il ne leur avait jamais été donné de voir. Le gazouillis des oiseaux sonnait agréablement aux oreilles du jeune garçon, et se mêlait au son délicat de l’eau qui s’écoule. Borvo s’arrêta et Saul mit pied à terre en demandant :

« Nous y sommes ?
– Oui, c’est ici, répondit Ollie.
– Mais je ne vois pas les sources, dit le jeune garçon en balayant la clairière du regard. Je les entends pourtant, elles semblent si proches !
– Elles sont bien là, mais je te l’ai dit, tu ne pourras y avoir accès que si la sorcière t’y autorise.
– Mais où est-elle ?
– Si tu la cherches, crois-moi tu la trouveras. »

Sur ces mots énigmatiques, le follet sauta de l’épaule du garçon et disparut entre les arbres. Saul eut beau l’appeler, il n’obtint aucune réponse, et il comprit que c’était seul qu’il devrait accomplir cette tâche. Il prit une profonde inspiration et s’avança au milieu de la clairière en demandant d’une voix ferme :

« Il y a quelqu’un ? »

Il lançait des regards tout autour de lui lorsqu’une voix lui répondit :

« Je suis là, jeune homme. Que puis-je faire pour toi ? »

Saul se retrouva alors face à face avec une vieille femme qui semblait avoir surgi de nulle part. Elle était petite et se tenait le dos courbé, appuyée sur un bout de bois qui lui servait de canne. La peau ridée de son visage et le vert profond de ses yeux étaient tout ce que l’on pouvait apercevoir au milieu du grand manteau sombre dans lequel elle était enveloppée. Saul eut un mouvement de recul face à cette apparition et prit une grande inspiration pour calmer les battements de son cœur.

« Je m’appelle Saul, et je vis dans un petit village des collines de l’Ouest. J’ai fait tout ce chemin pour demander votre aide. Depuis plusieurs semaines, l’Homme Gris des montagnes s’est réveillé et ses souffrances le poussent à nous envoyer de terribles orages. J’ai donc besoin de l’eau des Trois Sources, si vous acceptez de m’en donner. »

Il avait parlé d’une traite, sans reprendre sa respiration, et attendait avec impatience la réponse de la Sorcière des sources. Mais celle-ci gardait le silence, tout en l’observant de ses yeux verts et perçants, comme si elle cherchait à sonder son âme. Enfin, elle répondit :

« Nul ne peut me dissimuler ses véritables intentions…
– Je ne vous dissimule rien, promit Saul. Je vous ai dit la stricte vérité.
– Et je n’en doute pas, reprit la sorcière. Mais rien n’est jamais aussi simple. De nombreuses personnes sont venues ici avant toi pour me demander l’accès aux sources, et aucune d’entre elles n’a réussi à répondre à la plus simple des questions.
– Laquelle ?
– Pourquoi veux-tu l’eau des Trois Sources ? »

Interloqué, et redoutant un piège, le garçon répondit avec méfiance :

« Je viens de vous expliquer pourquoi…
– Tu m’as exposé ta situation, qui est bien malheureuse, je le conçois. Mais j’aimerais savoir, pourquoi en as-tu réellement besoin ? Quelle est le véritable but de ta quête ? A qui profite-t-elle ? »

Saul comprit qu’il n’aurait pas droit à l’erreur, et que si sa réponse ne convenait pas à la vieille femme, elle disparaitrait aussi vite qu’elle était apparue. Il chercha au plus profond de son cœur, pensa à sa mère et à son père qui se désolaient dans leur petite maison, à son village, à sa vie telle qu’elle aurait dû être en ce début d’été, et à son arbre aussi, le beau saule dont les branches tanguaient et se brisaient au gré des orages. Mais son cœur l’entraina plus loin encore, au sommet des montagnes. Il ferma les yeux, et ce fut comme s’il pouvait le voir, cet homme géant qui terrifiait tout le monde, cette créature esseulée dont la vie se résumait à la souffrance et au sommeil éphémère. Il crut ressentir ses douleurs comme si elles étaient les siennes, les brûlures dans ses yeux, la peau écorchée à vif de ses mains et son cœur comme transpercé de mille poignards. Alors il sut, clair comme de l’eau de roche, ce qu’il devait répondre.

« J’ai besoin de l’eau des Trois Sources pour permettre à l’Homme Gris des Montagnes de guérir. Son sort est terriblement injuste, et je souhaite l’aider autant que je le pourrai. C’est là le véritable but de ma quête. C’est à lui, avant tout autre, qu’elle doit profiter. »

Alors, sur le visage de la vieille femme, il crut voir apparaitre l’ombre d’un sourire. Sans un mot, elle se retourna et s’éloigna de lui, le laissant coi et désemparé. Elle marchait bien plus vite qu’il ne l’aurait cru, et alors qu’elle se trouvait déjà à une bonne distance de lui, elle lança par-dessus son épaule.

« Allons mon garçon, ne traîne pas ! Reste sur mes talons si tu ne veux pas me perdre de vue ! »

Saul la rattrapa en quelques enjambées.

« Vous acceptez donc de m’aider ? »

Sans répondre, elle s’arrêta devant l’un des plus grands et imposants chênes qui bordaient la clairière et tapota trois fois sur son tronc à l’aide de sa vieille canne. Alors l’écorce se fendit en deux et laissa apparaître, dans le creux de l’arbre, l’eau qui jaillissait de la terre, claire et limpide.

« Ta réponse m’a montré que tes intentions sont pures, et qu’avant ton propre intérêt, tu penses à celui de la créature qui en a le plus besoin. Ta compassion et ton désir de lui venir en aide sont nécessaires pour déclencher la magie des sources, qui n’a qu’un effet temporaire chez qui s’en empare par la ruse, la force, ou bien poussé par l’égoïsme ou la vantardise. C’est ce qui est arrivé la dernière fois. L’homme qui t’a précédé ici il y a bien des années était le plus malhonnête de tous et ne cherchait qu’à attirer la gloire et les honneurs sur sa propre personne. C’est pour cela que les effets de l’eau ont fini par se dissiper. »

Saul sa hâta de remplir la première gourde qu’il avait accroché à sa ceinture, puis suivit la sorcière vers un deuxième arbre, puis un troisième, répétant chaque fois le même processus. Tout en le guidant, la vieille femme continuait de parler :

« La première source guérit les maladies des yeux ; avec une seule goutte dans chaque œil, il devrait y voir de nouveau comme en plein jour. La deuxième est pour la peau ; mouille un linge, bande lui les mains, et au bout de quelques heures elles auront refait peau neuve. Et la troisième enfin, pour le cœur ; qu’il boive une gorgée de cette eau, et elle atteindra rapidement son cœur pour l’apaiser de tout mal. »

Une fois les gourdes remplies et soigneusement refermées, Saul remercia chaleureusement la sorcière, et retourna au pas de course vers son cheval. Ollie l’attendait déjà, assis sur l’encolure de Borvo comme à son habitude, le sourire jusqu’aux oreilles.

L’Homme Gris des Montagnes – 1ère partie

Il est de ces contrées si verdoyantes et généreuses qu’elles semblent tout droit sorties du Paradis. C’est dans l’une de ces belles régions que se déroule notre histoire. Il y a bien longtemps, avant que les villes et les routes ne viennent s’emparer du paysage, ces petites collines s’étendaient à perte de vue. Bordées par les eaux d’un vaste océan, elles ondulaient joyeusement d’Est en Ouest et se perdaient plus au Sud dans les montagnes que l’on apercevait au loin, lorsque le ciel était clair. C’était une terre qui n’avait de cesse de faire profiter de ses richesses aux gens qui vivaient là. Le soleil était si éclatant et la pluie si rafraichissante que tout poussait sans mal, et les paysans ne manquaient jamais de rien. C’était un peuple sans prétention qui s’était installé là, il n’y avait ni roi, ni reine, ni preux chevaliers, que de simples familles qui aimaient travailler leur terre et partager leurs biens entre eux.

Dans l’un des petits hameaux qui peuplaient ces collines, vivait un jeune garçon curieux et rêveur que l’on appelait Saul. Ce n’était pas le prénom que lui avaient choisi ses parents, mais lorsqu’il était petit, il passait le plus clair de son temps à jouer dans les branches du grand saule pleureur qui se trouvait derrière sa maison, si bien que ses voisins, avec tendresse, l’appelaient Petit-Saule. Et le surnom était resté.

Un jour, alors qu’il travaillait aux champs avec son père, une bourrasque de vent humide lui fit lever le nez. De gros nuages noirs et menaçants émergeaient à l’horizon, là où habituellement les montagnes se découpaient sur le ciel d’été.

« On dirait qu’un orage se prépare, dit-il à son père.
– Oui, on dirait bien, lui répondit celui-ci en se retournant. Espérons qu’il passera rapidement ! »

Mais cette nuit-là, le tonnerre gronda si fort que l’on aurait dit que le ciel allait s’effondrer sur la terre. Les éclairs déchiraient les nuages noirs et le vent soufflait rudement. Sans pouvoir fermer l’œil, Saul et les autres habitants du village attendaient que la tempête passe, priant pour qu’elle ne fasse pas trop de dégâts sur leurs cultures. Mais au petit matin, le vent soufflait toujours, et les éclairs firent place à la grêle, puis à une pluie battante. Et cela dura ainsi trois jours de suite. Au matin du quatrième jour, le soleil était revenu, mais les sols étaient détrempés et les champs en mauvais état. Chacun se mit aussitôt au travail pour tenter de sauver les récoltes, mais la terre avait à peine eu le temps de sécher que le ciel s’assombrit de nouveau. Saul entendit alors quelqu’un murmurer :

« Je crois que l’Homme Gris s’est réveillé. »

Etonné, il se retourna mais l’homme s’éloignait déjà à grands pas, jetant des regards effrayés derrière son épaule.
Une fois à l’abri, Saul questionna ses parents :

« Savez-vous qui est l’Homme Gris ?
– Ah, je me doutais bien qu’il ne faudrait pas longtemps avant que quelqu’un ne parle de cette vieille légende…, fit son père.
– Une légende ?
– L’Homme Gris des Montagnes, répondit sa mère. On dit qu’il vit sur la plus haute des Montagnes du Sud, si haute qu’aucun homme n’a jamais pu atteindre son sommet. On dit aussi qu’il mesure la taille de trois hommes mis bout à bout, et que de là-haut, il contrôle les orages et la grêle, qu’il envoie sur les plaines quand bon lui chante.
– Je n’avais jamais entendu parler de lui, s’étonna Saul. Ce n’est pourtant pas la première fois que nous avons des orages !
– Les orages viennent de l’océan, habituellement. Et ils ne durent jamais aussi longtemps. »

Plus personne ne dit mot de la soirée, et Saul savait qu’aucun d’entre eux n’avouerait croire à ces vieilles légendes. Mais au fond de leurs cœurs, une question demeurait pourtant : « Et si c’était vrai ? »

Les semaines passaient, et les orages se succédaient, chacun un peu plus violent que le précédent. Tous les matins, Saul jetait un œil à la fenêtre de sa chambre et voyait le saule pleureur, qui aurait dû avoir si fière allure en cette saison, perdre peu à peu ses feuilles déchirées par la grêle. Cela le rendait infiniment triste, plus encore que l’état des champs ou le regard inquiet de son père. Il aurait voulu pouvoir protéger son arbre préféré, et ne pas le laisser seul contre les éléments déchaînés.

Un jour, lors d’une rare accalmie, Saul décida de profiter de ce moment de paix pour aller à l’écurie chercher Borvo, son petit cheval, et faire une promenade sous le soleil timide. Il lança sa monture au petit trot, mais chaque foulée projetait autour de lui de grosses gouttes d’eau boueuse et il fut bien vite trempé jusqu’aux genoux. Ils arrivèrent en haut d’une colline qui culminait au-dessus de toutes les autres. De là, il avait une vue imprenable sur les villages voisins, et il put constater que les orages n’avaient épargné personne. Partout la terre restait gorgée d’eau, et la lumière du soleil se reflétait partout en de milliers de gouttes étincelantes. C’est à peine s’il reconnaissait le paysage, tant il avait été déformé par le vent et la pluie. La gorge serrée, il décida d’écourter sa promenade et fit faire demi-tour à son cheval. Une fois de retour chez lui, il fit halte près du saule pleureur, et laissant Borvo chercher des touffes d’herbes sur le sol inondé, il grimpa sur l’une des branches, comme quand il était petit. Il y resta une partie de l’après-midi, les yeux dans le vague, essayant de retrouver l’impression de sécurité que cet endroit lui procurait autrefois.

C’est alors qu’il crut entendre un petit rire aigu résonner derrière lui. Il tourna vivement la tête mais il ne vit que son cheval, qui l’attendait sagement. Il s’approcha doucement et écarquilla les yeux avec stupeur ; la crinière de Borvo était toute emmêlée, tressée de la plus étrange des façons, et il eut beau s’y acharner, il n’arrivait pas à en défaire les nœuds.

« Mais… Qui t’a fait ça ? Je n’ai pourtant vu personne ! »

Il jeta un coup d’œil autour de lui et dit d’une voix plus forte :

« Si c’est une blague, ce n’est pas très amusant ! »

Personne ne lui répondit, hormis ce petit rire qui se fit de nouveau entendre, tout proche.

« Qui est là ? Je vous entends, ce n’est pas la peine de vous cacher ! »

C’est alors qu’il aperçut deux yeux qui l’observaient, deux tous petits yeux, derrière les oreilles du cheval. Ils étaient à moitié dissimulés par un bonnet pointu tout aussi minuscule, fait avec les feuilles du saule pleureur. La petite créature se hissa alors en riant aux éclats sur l’encolure de l’animal qui ne broncha pas. Saul, lui, sursauta vivement en s’exclamant :

« Un follet ! Ça alors ! »

Il n’en avait jamais vu, mais avait bien souvent entendu parler, lorsqu’il était enfant, de ces petits lutins qui vivaient dans les arbres et qui aimaient faire des farces. Il reconnut immédiatement les oreilles pointues, les yeux bleus vifs et la taille minuscule de cette créature qui ne devait pas être plus haute qu’une main d’homme. Le follet riait toujours du tour qu’il venait de jouer à son cheval. Saul se pencha vers lui pour l’observer de plus près, mais le lutin lui tira alors bruyamment la langue et se remit à rire de plus belle.

« Comment se fait-il que je puisse le voir ? s’étonna le garçon. Je croyais que les follets étaient invisibles.
– Ce n’est pas la première fois qu’un humain réussit à me voir, répondit la créature d’une voix aigüe. De plus, je sais parler, tu n’es pas obligé de t’interroger dans le vent. »

Son ton était moqueur mais bienveillant, et la malice faisait briller ses yeux. Saul lui sourit.

« Vas-tu lui défaire ses nœuds maintenant ? demanda-t-il. Je ne sais pas comment tu t’y es pris, mais c’est un vrai casse-tête.
– Je le ferai si tu me dis comment tu t’appelles.
– Je m’appelle Saul.
– Non, ça c’est le nom de l’arbre. Tu n’es pas un arbre ?
– Non, mais j’ai passé tellement de temps dans ses branches que les gens du village m’ont surnommé ainsi.
– Ah oui, le saule m’a dit qu’il avait un petit frère un peu étrange. C’est de toi qu’il devait parler. C’est peut-être aussi pour ça que tu arrives à me voir. Toi et cet arbre n’avez peut-être pas qu’un prénom en commun. »

Etonné par ces paroles, Saul tourna la tête vers le grand arbre dont les fines branches se soulevaient doucement au rythme du vent. Il eut l’impression de le sentir respirer, et il le vit pour la première fois comme l’être pleinement vivant qu’il était. Le follet avait commencé à défaire les tresses nouées dans la crinière de Borvo et expliqua d’un air très sérieux :

« J’aime bien jouer dans les crinières des chevaux. C’est facile, leurs crins sont si épais qu’on peut tout faire avec. Les poils des chiens ne sont pas mal aussi mais ils se laissent moins faire, ils cherchent à me mordre et je ne peux jamais finir une seule tresse. Et je ne te parle même pas des chats.
– Mais pourquoi veux-tu absolument tresser les animaux ? demanda Saul en riant.
– Parce que c’est amusant ! »

Saul sourit de plus belle devant cette réponse qui sonnait comme l’évidence même dans la bouche du petit follet. Celui-ci se rassit à califourchon sur l’encolure de Borvo et plongea ses petits yeux bleus dans ceux du garçon :

« Et toi, ne vas-tu pas me demander comment je m’appelle ?
– Bien sûr, excuse-moi. Quel est ton nom petit follet ?
– Je m’appelle Ollie. Et je ne suis pas si petit que ça, pour un follet.
– Je te crois sur parole, tu es le premier que je rencontre. Et tu sais donc parler aux arbres ?
– Ce sont surtout eux qui me parlent. Ils n’ont pas beaucoup l’occasion de faire la conversation, surtout les arbres solitaires comme celui-ci… Du coup quand ils me voient ils me racontent beaucoup de choses.
– Et ce saule… T’a-t-il dit quelque chose à propos des orages ? Ils ne l’ont pas trop abîmé ?
– Non, il est robuste. Il a quelques feuilles déchirées, mais rien de méchant ! Et cela ne l’ennuie pas d’avoir les pieds mouillés en permanence. Il va bien. »

Ollie tourna la tête vers l’arbre et poursuivit :

« Il est touché que tu t’inquiètes pour lui. Il t’aime beaucoup tu sais. Il est content que tu sois venu aujourd’hui. »

Saul allait répondre qu’il était ému de savoir tout ceci, mais un grondement de tonnerre à l’horizon lui coupa la parole. Ollie s’exclama :

« Oh oh, on dirait que l’Homme Gris a fini sa sieste !
– L’Homme Gris ? répéta Saul avec stupeur. Tu as entendu parler de l’Homme Gris ?
– Bien sûr ! J’ai grandi dans les montagnes, là-bas tout le monde le connait.
– Qui est-il ? Est-ce vraiment lui qui nous envoie tous ces orages ?
– Oui c’est lui. C’est une créature immense et effrayante, il ressemble à un homme mais sa peau est grise et dure comme la roche.
– Pourquoi nous envoie-t-il la pluie et le tonnerre ?
– Parce qu’il souffre ! »

Une nouvelle fois le follet avait parlé comme si cette réponse était une évidence absolue, mais Saul ne comprenait pas. Il allait poser une nouvelle question lorsque le follet s’écria :

« Les nuages se rapprochent, il faut se mettre à l’abri !
– Attends ! Ollie, attends, j’ai besoin que tu m’en dises plus sur l’Homme Gris !
– Nous allons être trempés comme des souches si nous restons ici. Et contrairement au saule, je n’aime pas avoir les pieds mouillés.
– Alors viens avec moi, je t’emmène dans ma maison. Tu seras bien au sec, et tu auras tout le temps de me dire ce que tu sais. »

Ollie accepta d’un hochement de tête et grimpa sur l’épaule du jeune garçon. Celui-ci se dépêcha de ramener son cheval aux écuries, et il avait à peine franchi le seuil de sa maison que la pluie se mettait à tomber à grosses gouttes.

 

A suivre !