Je vous ai déjà parlé des Sirènes , ces êtres mi-femme mi-poisson, cruelles et mortelles, qui vivent dans les profondeurs de l’océan, et dont les marins landais savaient devoir se méfier. Mais il y a dans l’océan une autre créature issue de l’imaginaire des gascons, une créature effrayante et fascinante tout à la fois : c’est le Drac.
Le Roi des Océans.
On ne peut s’empêcher en entendant ce titre royal de penser au Roi des sirènes, que l’on retrouve dans le conte d’Andersen ou dans la film d’animation de Disney sous les traits du Roi Triton. Ou peut-être pense-t-on aussi à Poséidon, le dieu grec de la mer et des océans. Ces figures légendaires, mythologiques, sont bien ancrées dans notre imaginaire collectif.
Il se trouve que le Drac présente quelques similitudes avec ces deux représentations, notamment son château magnifique tout au fond de l’océan, ou encore son emprise sur les vagues et les tempêtes… Mais il est difficile de savoir si cette créature de contes gascons s’apparente réellement à l’un ou à l’autre. Et pour cause, les textes le mentionnant sont rares. A vrai dire je ne l’ai rencontré que dans un seul conte, un conte du folkloriste gersois Jean-François Bladé, intitulé tout simplement « Le Drac ».
Le Roi des mers n’y apparaît par ailleurs que dans la seconde partie.
Je me permets donc de raccourcir légèrement la première partie du conte, plutôt longue, afin de mettre l’accent sur l’arrivée du Drac dans le récit.
Voici ce que raconte ce conte de Jean-François Bladé :
Il était une fois un homme et une femme qui avaient trois enfants : deux garçons et une fille, appelée Jeanneton, qui allait sur ses quinze ans. Elle était cent fois plus belle que le jour. Quand elle se peignait, le blé doré tombait de ses cheveux, et quand elle se lavait, des louis d’or tombaient de ses doigts par dizaines.
Jeanneton et ses frères s’aimaient plus qu’on ne peut le dire.
Un jour, leur mère mourut. Alors leur père ses remaria avec une veuve laide et méchante, qui avait une fille encore plus laide et plus méchante qu’elle. La Marâtre et sa Créature régnaient en maîtresses dans la maison et tourmentaient les trois jeunes gens.
Alors, un jour les deux garçons dirent à leur sœur qu’ils avaient décidé de partir à la guerre dans l’armée du Fils du Roi, et qu’ils reviendraient la chercher lorsqu’ils seraient bien riches. Mais ils ne partirent pas sans un souvenir de leur chère petite sœur, une statuette à son effigie qu’ils tiendraient contre leur cœur et embrasseraient sept fois par jour.
Dans l’armée du Fils du Roi, les deux jeunes frères se montrèrent si hardis et si forts que le Prince bientôt ne put plus se passer d’eux. Un jour, il aperçut la statuette de la belle Jeanneton que les deux frères embrassaient sept fois par jour et s’en étonna.
« Prince, c’est la statuette de notre petite sœur, la belle Jeanneton. Quand elle se peigne, le blé tombe de ses cheveux, et quand elle se lave les mains, les louis d’or tombent de ses doigts par dizaines. »
Fasciné par ce récit, le Prince leur ordonna d’aller chercher leur petite soeur sur le champ et de l’emmener dans son château au bord de la mer, afin qu’il puisse l’épouser, les menaçant de les mettre à mort s’ils lui avaient menti sur la beauté de Jeanneton.
Alors les deux frères montèrent à cheval et partirent au grand galop. Lorsqu’ils arrivèrent chez eux, ils annoncèrent à leur père que le Prince voulait épouser leur jeune sœur et qu’elle devait venir avec eux. Leur père accepta, mais la Marâtre et la Créature, qui n’étaient jamais loin, insistèrent pour les accompagner.
Pour paraître devant le Fils du Roi, Jeanneton se vêtit en mariée : voile, robe et souliers blancs, ainsi qu’une couronne de fleurs d’oranger. La Marâtre et sa Créature ne quittèrent pas leurs loques rogneuses. Toutes les trois montèrent dans une splendide voiture tandis que les deux frères s’installèrent à la place du cocher.
Au cours du trajet, profitant de la naïve bonté de la belle Jeanneton, la Marâtre réussit à la convaincre d’échanger sa belle robe, ses souliers et son voile avec les loques de la Créature. Elle espérait ainsi tromper le Fils du Roi afin qu’il épouse sa propre fille. Puis, sans que les deux frères ne s’en aperçoivent, elle ouvrit la porte et jeta la belle Jeanneton dans un bourbier.
Lorsque la voiture arriva au château, le Prince, qui bouillonnait d’impatience depuis le lever du soleil, fut pris d’une colère folle lorsqu’il aperçut la Créature. Il lui ordonna de se coiffer et de se laver, mais c’étaient des poux et de la crasse qui tombèrent de ses cheveux et de ses doigts, non du blé et des louis d’or.
« Bourreau, ces deux hommes m’ont menti ! s’écria-t-il. Vite, enferme-les dans un cachot noir. Brise-leur la tête sous une pierre et laisse-les pourrir, rongés par les vers et les rats. »
Pendant ce temps, la belle Jeanneton avait été tirée du bourbier par une brave jardinière, qui la prit comme servante.
Chaque matin dès lors, elle se rendit au château afin de vendre les premières pêches de la saison. Et en retournant chez elle, elle ne manquait jamais de se baigner dans la mer. Un jour, le Prince l’aperçut alors qu’elle rentrait chez elle, et en tomba immédiatement fou amoureux. Il ordonna à ses valets d’aller la chercher et de la lui amener.
Mais la belle Jeanneton était déjà loin. Elle se baignait, tranquille et le cœur content.
Malheur ! Le Drac la guettait. Cent fois plus vite qu’un éclair, il la saisit, et l’emporta dans son château, son beau château plein de statues d’or et d’argent, son beau château bâti sous les eaux, tout au beau milieu d’un jardin planté de grands arbres et de fleurs de mer.
« Belle Jeanneton, je suis le Drac. Je suis le Roi des Eaux. Tiens, prends cette belle robe, prends cette couronne d’étoiles. Belle Jeanneton écoute, je suis amoureux fou de toi. Marions-nous. Tu seras ma Reine.
– Drac, tu n’es pas de ma race. Nous ne nous marierons jamais, jamais. »
Alors le Drac devint tout bleu de colère. Mais il était trop amoureux pour faire mal à sa maîtresse.
« Belle Jeanneton, le temps approche où tu feras à ma volonté. Jusque là, tu ne m’échapperas pas. »
Cela dit, le Drac prit un anneau d’or et le riva, à grands coups de marteau, au pied gauche de Jeanneton. A cet anneau, il attacha une chaîne dorée, fine comme un cheveu, forte comme une barre d’acier, et longue de sept cent lieues.
« Belle Jeanneton, sur la mer où je commande, tu peux courir où tu voudras. Quand tu seras lasse de courir, tu diras : « Drac, tire la chaîne, dans la mer m’emmène… » Aussitôt je tirerai ta chaîne dorée pour te ramener au château.
Ce qui fut dit fut fait. Chaque matin, Jeanneton s’en allait courir sur la mer. Quand elle était lasse, elle disait : « Drac, tire la chaîne, dans la mer m’emmène… ». Aussitôt le Drac tirait la chaîne dorée et ramenait sa prisonnière au château.
Un jour, la belle Jeanneton courait ainsi sur la mer. Elle arriva tout proche du château du Fils du Roi. Les cochers, qui faisaient baigner leurs chevaux, l’aperçurent et coururent prévenir leur maître.
« Prince, regardez, regardez courir sur la mer cette belle demoiselle, avec sa robe et sa couronne d’étoiles. »
Le Fils du Roi devint pâle comme la mort.
« Par mon âme, cette demoiselle est la même que la servante donc je suis fou amoureux. »
Jeanneton marchait toujours sur la mer. A cent pas du bord, elle s’arrêta pour chanter :
» Le Drac m’a volée.
Par le pied il m’a attachés
Avec une chaîne dorée.
Demain, je serai revenue. »
Le soleil baissait. Alors Jeanneton dit :
» Drac, tire sur ma chaîne, dans la mer m’emmène… »
Aussitôt le Drac tira la chaîne dorée et ramena sa prisonnière au château.
Depuis le coucher du soleil, le Prince, tout seul dans sa chapelle, pria Dieu jusqu’à la pointe de l’aube. Alors, il se choisit une hache large et tranchante, détacha son grand cheval, lui mit la bride et la selle et regarda loin, bien loin sur la mer.
A la même heure, Jeanneton se levait pour cueillir dans le jardin du château la fleur rouge, la fleur de mer, qui ressuscite les morts. Puis elle partit sur les eaux, comme à son habitude, avec sa robe et sa couronne d’étoiles, et sa fleur rouge, sa fleur de mer.
Du plus loin qu’il l’aperçut, le Prince saisit sa hache large et tranchante, sauta sur son grand cheval et se tint prêt à marcher.
A cent pas du bord, la belle Jeanneton s’arrêta. Hardi, le Fils du Roi poussa son grand cheval dans la mer, saisit le jeune fille par la ceinture, brisa la chaîne dorée d’un seul coup de hache, et repartir au grand galop.
Mais le Drac se méfiait. Sur la secousse de la chaîne dorée, il partit. Il partit sur la mer, secouant les vents et l’orage, cent fois plus vite qu’un éclair. Rien n’y fit. Le Fils du Roi était déjà à terre, avec la belle Jeanneton. A terre, fini le pouvoir du Drac.
« Merci, mon Prince. Je sais qui tu es, mais toi tu ne me connais pas. Je suis Jeanneton.
– Tu es la Belle Jeanneton ! Valets, vite, un peigne ! Vite, une bassine d’eau ! »
Jeanneton se peigna, et de ses cheveux le blé tomba par boisseaux. Jeanneton se lava les mains, et de ses doigts les louis d’or tombèrent par dizaines.
« Belle Jeanneton, je suis amoureux fou de toi. Veux-tu de moi pour mari ?
– Prince, pour me marier, il me faut le consentement de mes deux frères.
– Malheur ! Tes deux frères gisent dans un cachot noir, rongés par les vers et les rats.
– Prince, mène moi dans ce cachot noir. »
Le Fils du Roi obéit. Alors, Jeanneton toucha ses deux frères avec la fleur rouge, la fleur de mer qui ressuscite les morts. Aussitôt, la fleur se flétrit, et les deux frères se relevèrent, forts et hardis.
« Mes frères, voulez-vous du Fils du Roi pour mon mari ?
– Petite soeur, nous le voulons. »
Ce même jour, le Prince épousa la belle Jeanneton, et ils vécurent longtemps heureux.
Vous l’aurez peut-être remarqué, il n’y a dans ce texte aucune description, même vague, du Drac. On sait seulement avec certitude qu’il n’est pas humain, ce qui laisse cependant un certain nombre d’autres possibilités…
La première fois que j’ai lu ce conte, je me suis représentée le Drac à l’image du Bécut ; un ogre immense avec un seul oeil au milieu du front, mais avec quelques attributs aquatiques en plus, bien entendu. Mais peut-être le Drac partage-t-il en réalité le physique puissant et viril du Roi Triton et de Poséidon ?
Ma foi, la réponse est laissée à la libre interprétation de notre imagination…
Ceci dit, si je n’ai trouvé nulle part ailleurs mention de ce Roi des eaux, ma bibliographie n’est pas exhaustive… Si vous avez déjà rencontré sa route dans un autre ouvrage que celui de Bladé, n’hésitez pas à m’en faire part en commentaire ! 🙂