Le Drac

Je vous ai déjà parlé des Sirènes , ces êtres mi-femme mi-poisson, cruelles et mortelles, qui vivent dans les profondeurs de l’océan, et dont les marins landais savaient devoir se méfier. Mais il y a dans l’océan une autre créature issue de l’imaginaire des gascons, une créature effrayante et fascinante tout à la fois : c’est le Drac.
Le Roi des Océans.
On ne peut s’empêcher en entendant ce titre royal de penser au Roi des sirènes, que l’on retrouve dans le conte d’Andersen ou dans la film d’animation de Disney sous les traits du Roi Triton. Ou peut-être pense-t-on aussi à Poséidon, le dieu grec de la mer et des océans. Ces figures légendaires, mythologiques, sont bien ancrées dans notre imaginaire collectif.

Palais-Petite-SireneIl se trouve que le Drac présente quelques similitudes avec ces deux représentations, notamment son château magnifique tout au fond de l’océan, ou encore son emprise sur les vagues et les tempêtes… Mais il est difficile de savoir si cette créature de contes gascons s’apparente réellement à l’un ou à l’autre. Et pour cause, les textes le mentionnant sont rares. A vrai dire je ne l’ai rencontré que dans un seul conte, un conte du folkloriste gersois Jean-François Bladé, intitulé tout simplement « Le Drac ».

26461252Le Roi des mers n’y apparaît par ailleurs que dans la seconde partie.
Je me permets donc de raccourcir légèrement la première partie du conte, plutôt longue, afin de mettre l’accent sur l’arrivée du Drac dans le récit.

 

Voici ce que raconte ce conte de Jean-François Bladé :

Il était une fois un homme et une femme qui avaient trois enfants : deux garçons et une fille, appelée Jeanneton, qui allait sur ses quinze ans. Elle était cent fois plus belle que le jour. Quand elle se peignait, le blé doré tombait de ses cheveux, et quand elle se lavait, des louis d’or tombaient de ses doigts par dizaines.
Jeanneton et ses frères s’aimaient plus qu’on ne peut le dire.
Un jour, leur mère mourut. Alors leur père ses remaria avec une veuve laide et méchante, qui avait une fille encore plus laide et plus méchante qu’elle. La Marâtre et sa Créature régnaient en maîtresses dans la maison et tourmentaient les trois jeunes gens.
Alors, un jour les deux garçons dirent à leur sœur qu’ils avaient décidé de partir à la guerre dans l’armée du Fils du Roi, et qu’ils reviendraient la chercher lorsqu’ils seraient bien riches. Mais ils ne partirent pas sans un souvenir de leur chère petite sœur, une statuette à son effigie qu’ils tiendraient contre leur cœur et embrasseraient sept fois par jour.

Dans l’armée du Fils du Roi, les deux jeunes frères se montrèrent si hardis et si forts que le Prince bientôt ne put plus se passer d’eux. Un jour, il aperçut la statuette de la belle Jeanneton que les deux frères embrassaient sept fois par jour et s’en étonna.
« Prince, c’est la statuette de notre petite sœur, la belle Jeanneton. Quand elle se peigne, le blé tombe de ses cheveux, et quand elle se lave les mains, les louis d’or tombent de ses doigts par dizaines. »
Fasciné par ce récit, le Prince leur ordonna d’aller chercher leur petite soeur sur le champ et de l’emmener dans son château au bord de la mer, afin qu’il puisse l’épouser, les menaçant de les mettre à mort s’ils lui avaient menti sur la beauté de Jeanneton.

Alors les deux frères montèrent à cheval et partirent au grand galop. Lorsqu’ils arrivèrent chez eux, ils annoncèrent à leur père que le Prince voulait épouser leur jeune sœur et qu’elle devait venir avec eux. Leur père accepta, mais la Marâtre et la Créature, qui n’étaient jamais loin, insistèrent pour les accompagner.

Pour paraître devant le Fils du Roi, Jeanneton se vêtit en mariée : voile, robe et souliers blancs, ainsi qu’une couronne de fleurs d’oranger. La Marâtre et sa Créature ne quittèrent pas leurs loques rogneuses. Toutes les trois montèrent dans une splendide voiture tandis que les deux frères s’installèrent à la place du cocher.
Au cours du trajet, profitant de la naïve bonté de la belle Jeanneton, la Marâtre réussit à la convaincre d’échanger sa belle robe, ses souliers et son voile avec les loques de la Créature. Elle espérait ainsi tromper le Fils du Roi afin qu’il épouse sa propre fille. Puis, sans que les deux frères ne s’en aperçoivent, elle ouvrit la porte et jeta la belle Jeanneton dans un bourbier.

Lorsque la voiture arriva au château, le Prince, qui bouillonnait d’impatience depuis le lever du soleil, fut pris d’une colère folle lorsqu’il aperçut la Créature. Il lui ordonna de se coiffer et de se laver, mais c’étaient des poux et de la crasse qui tombèrent de ses cheveux et de ses doigts, non du blé et des louis d’or.
« Bourreau, ces deux hommes m’ont menti ! s’écria-t-il. Vite, enferme-les dans un cachot noir. Brise-leur la tête sous une pierre et laisse-les pourrir, rongés par les vers et les rats. »

Pendant ce temps, la belle Jeanneton avait été tirée du bourbier par une brave jardinière, qui la prit comme servante.
Chaque matin dès lors, elle se rendit au château afin de vendre les premières pêches de la saison. Et en retournant chez elle, elle ne manquait jamais de se baigner dans la mer. Un jour, le Prince l’aperçut alors qu’elle rentrait chez elle, et en tomba immédiatement fou amoureux. Il ordonna à ses valets d’aller la chercher et de la lui amener.

Mais la belle Jeanneton était déjà loin. Elle se baignait, tranquille et le cœur content.
Malheur ! Le Drac la guettait. Cent fois plus vite qu’un éclair, il la saisit, et l’emporta dans son château, son beau château plein de statues d’or et d’argent, son beau château bâti sous les eaux, tout au beau milieu d’un jardin planté de grands arbres et de fleurs de mer.
« Belle Jeanneton, je suis le Drac. Je suis le Roi des Eaux. Tiens, prends cette belle robe, prends cette couronne d’étoiles. Belle Jeanneton écoute, je suis amoureux fou de toi. Marions-nous. Tu seras ma Reine.
– Drac, tu n’es pas de ma race. Nous ne nous marierons jamais, jamais. »
Alors le Drac devint tout bleu de colère. Mais il était trop amoureux pour faire mal à sa maîtresse.
« Belle Jeanneton, le temps approche où tu feras à ma volonté. Jusque là, tu ne m’échapperas pas. »
Cela dit, le Drac prit un anneau d’or et le riva, à grands coups de marteau, au pied gauche de Jeanneton. A cet anneau, il attacha une chaîne dorée, fine comme un cheveu, forte comme une barre d’acier, et longue de sept cent lieues.
« Belle Jeanneton, sur la mer où je commande, tu peux courir où tu voudras. Quand tu seras lasse de courir, tu diras : « Drac, tire la chaîne, dans la mer m’emmène… » Aussitôt je tirerai ta chaîne dorée pour te ramener au château.
Ce qui fut dit fut fait. Chaque matin, Jeanneton s’en allait courir sur la mer. Quand elle était lasse, elle disait : « Drac, tire la chaîne, dans la mer m’emmène… ». Aussitôt le Drac tirait la chaîne dorée et ramenait sa prisonnière au château.

Un jour, la belle Jeanneton courait ainsi sur la mer. Elle arriva tout proche du château du Fils du Roi. Les cochers, qui faisaient baigner leurs chevaux, l’aperçurent et coururent prévenir leur maître.
« Prince, regardez, regardez courir sur la mer cette belle demoiselle, avec sa robe et sa couronne d’étoiles. »
Le Fils du Roi devint pâle comme la mort.
« Par mon âme, cette demoiselle est la même que la servante donc je suis fou amoureux. »

Jeanneton marchait toujours sur la mer. A cent pas du bord, elle s’arrêta pour chanter :

 » Le Drac m’a volée.
Par le pied il m’a attachés
Avec une chaîne dorée.
Demain, je serai revenue. »

Le soleil baissait. Alors Jeanneton dit :
 » Drac, tire sur ma chaîne, dans la mer m’emmène… »
Aussitôt le Drac tira la chaîne dorée et ramena sa prisonnière au château.

Depuis le coucher du soleil, le Prince, tout seul dans sa chapelle, pria Dieu jusqu’à la pointe de l’aube. Alors, il se choisit une hache large et tranchante, détacha son grand cheval, lui mit la bride et la selle et regarda loin, bien loin sur la mer.
A la même heure, Jeanneton se levait pour cueillir dans le jardin du château la fleur rouge, la fleur de mer, qui ressuscite les morts. Puis elle partit sur les eaux, comme à son habitude, avec sa robe et sa couronne d’étoiles, et sa fleur rouge, sa fleur de mer.

Du plus loin qu’il l’aperçut, le Prince saisit sa hache large et tranchante, sauta sur son grand cheval et se tint prêt à marcher.
A cent pas du bord, la belle Jeanneton s’arrêta. Hardi, le Fils du Roi poussa son grand cheval dans la mer, saisit le jeune fille par la ceinture, brisa la chaîne dorée d’un seul coup de hache, et repartir au grand galop.
Mais le Drac se méfiait. Sur la secousse de la chaîne dorée, il partit. Il partit sur la mer, secouant les vents et l’orage, cent fois plus vite qu’un éclair. Rien n’y fit. Le Fils du Roi était déjà à terre, avec la belle Jeanneton. A terre, fini le pouvoir du Drac.

« Merci, mon Prince. Je sais qui tu es, mais toi tu ne me connais pas. Je suis Jeanneton.
– Tu es la Belle Jeanneton ! Valets, vite, un peigne ! Vite, une bassine d’eau ! »
Jeanneton se peigna, et de ses cheveux le blé tomba par boisseaux. Jeanneton se lava les mains, et de ses doigts les louis d’or tombèrent par dizaines.
« Belle Jeanneton, je suis amoureux fou de toi. Veux-tu de moi pour mari ?
– Prince, pour me marier, il me faut le consentement de mes deux frères.
– Malheur ! Tes deux frères gisent dans un cachot noir, rongés par les vers et les rats.
– Prince, mène moi dans ce cachot noir. »
Le Fils du Roi obéit. Alors, Jeanneton toucha ses deux frères avec la fleur rouge, la fleur de mer qui ressuscite les morts. Aussitôt, la fleur se flétrit, et les deux frères se relevèrent, forts et hardis.
« Mes frères, voulez-vous du Fils du Roi pour mon mari ?
– Petite soeur, nous le voulons. »
Ce même jour, le Prince épousa la belle Jeanneton, et ils vécurent longtemps heureux.

Vous l’aurez peut-être remarqué, il n’y a dans ce texte aucune description, même vague, du Drac. On sait seulement avec certitude qu’il n’est pas humain, ce qui laisse cependant un certain nombre d’autres possibilités…

PoseidonLa première fois que j’ai lu ce conte, je me suis représentée le Drac à l’image du Bécut ; un ogre immense avec un seul oeil au milieu du front, mais avec quelques attributs aquatiques en plus, bien entendu. Mais peut-être le Drac partage-t-il en réalité le physique puissant et viril du Roi Triton et de Poséidon ?

Ma foi, la réponse est laissée à la libre interprétation de notre imagination…

Ceci dit, si je n’ai trouvé nulle part ailleurs mention de ce Roi des eaux, ma bibliographie n’est pas exhaustive… Si vous avez déjà rencontré sa route dans un autre ouvrage que celui de Bladé, n’hésitez pas à m’en faire part en commentaire ! 🙂

La gardeuse d’oie – ou la version landaise du conte de Peau-d’Âne

Il y a quelques temps, je vous racontais l’histoire de La petite anguille , un conte traditionnel landais rapporté par le folkloriste Félix Arnaudin, qui avait énormément de points communs avec le conte de Cendrillon. Tout y est ; la marâtre, la jeune fille persécutée, le prince, la belle robe, les coups de minuit et même la pantoufle de verre. Seuls quelques détails permettaient de replacer ce conte dans nos Landes et de lui donner une agréable saveur locale.

Je vous avais dit à la fin de cet article que d’autres contes de Félix Arnaudin m’avaient beaucoup fait penser aux contes traditionnels européens de notre enfance.
Et aujourd’hui je vais vous parler d’un conte (ou plutôt de deux contes, en réalité) qui se rapproche énormément de celui de Peau-d’Âne. Malgré une introduction très différente, plus on avance dans le récit, et plus, vous le verrez, l’impression de déjà-vu (ou de déjà-lu) se fait sentir…

illustration-de-h-j-ford-datant-de-1889-la-petite-gardeuse-d-oies-fairyillustration de H.J. Ford, 1889

Cette histoire s’intitule La gardeuse d’oies, et voici de qu’elle raconte :

 » Il était une fois un seigneur qui avait trois filles. Il était fort riche et passait tout son temps à la chasse.
Un jour qu’il chassait, il fut pris d’une très grande soif. Il rencontra un chevrier, sur la lande, et il lui demanda à boire. L’autre lui montra une lagune.
– Tu bois donc là, dans cette lagune, garçon ? dit le seigneur.
– Eh oui, monsieur.
Il fallait boire de l’eau de cette mare ou supporter la soif. L’homme but, mais il trouva cette eau si mauvaise qu’il s’écria :
– Si jamais je bois de nouveau de cette eau, je veux bien que le diable me saute à la barbe !
Quelques jours plus tard, le seigneur repartit chasser dans ce même coin de lande. Il faisait très chaud, et la soif le prit de nouveau tout près de la même lagune. L’homme ne voulait pas boire, mais la soif fut la plus forte ; il se mit à boire. Mais à la première gorgée, plap ! le diable lui sauta à la barbe.
– Eh ! Laisse-moi aller ! s’écria l’homme.
– N’as-tu pas dit que tu voulais que le diable te sautât à la barbe s’il t’arrivait de revenir boire dans cette flaque ?
– Si ! Si !… Mais laisse-moi m’en aller…
– Je ne te laisserai pas aller si tu ne me promets pas de me donner quelque chose.
– Et que veux-tu que je te donne ?
– Tu as trois filles bonnes à marier, toutes fort belles et charmantes. Il faut que tu m’en donnes une.
– C’est entendu.
L’homme promit. Il n’y avait pas d’autre moyen pour lui de se défaire du diable.
A son retour chez lui, il appela son aînée :
– Première fille, comment m’aimes-tu ?
– Papa, comme le bon pain ! lui répondit la fille.
Le père appela la seconde :
– Seconde fille, comment m’aimes-tu ?
– Papa, comme le bon vin ! lui répondit la seconde.
Alors, le seigneur appela la plus jeune :
– Dernière fille, comment m’aimes-tu ?
– Papa, comme le bon sel ! lui répondit la dernière.
– Au diable je te donne ! s’écria l’homme.
– Et que vous ai-je donc fait, pour que vous vouliez me donner au diable ? demanda la jeune fille toute désolée.
– Tu ne m’aimes pas. Je ne veux plus te voir et je te donne au diable, dit le seigneur.
La malheureuse fillette avait une marraine qui demeurait dans aux environs. Elle demanda à son père la permission d’aller lui faire ses adieux avant de partir.
La vieille dit à la jeune fille :
– N’aie pas peur, petite. Le diable ne t’emmènera pas bien loin. Je vais te donner un poulet roux. Quand tu auras parcouru un bout de chemin avec le diable, tu le feras chanter. Alors, quand il entendra le chant du poulet roux, le diable ne pourra pas faire autrement que te laisser partir.
Le valet conduisit la jeune fille bien loin sur la lande, à l’endroit qui était convenu avec le diable. Elle portait un paquet de ses belles robes, et le poulet de sa marraine dans un panier.
Le diable l’attendait à cheval, au bord de la lagune. Quand la jeune fille arriva, il la prit par la main et la fit monter à cheval derrière lui. Et ils s’en allèrent ainsi, à travers la lande.
Quand ils furent à quelque distance :
– Chante, poulet roux ! Chante !
Le poulet chanta et aussitôt, hup ! le diable la jeta à terre en criant :
– Homme, j’ai jeté ta fille dans un bois, va la chercher si tu veux !
Et il s’échappa au grand galop.
La jeune fille, au lieu de s’en retourner chez son père qui ne voulait plus la voir, se mit à marcher, et marcher, et marcher encore ; elle arriva dans une maison, à demi-morte de faim et de soif.
– Bonjour, braves gens.
– Bonjour, petite, dit la maîtresse. Que cherches-tu donc par les chemins ?
– Oh ! je cherche de l’ouvrage, tenez ! N’auriez vous pas besoin d’une servante dans cette maison ?
– Si, justement, nous avons besoin d’une gardeuse d’oies. Si tu veux rester ici, nous te garderons avec nous.
Et le lendemain, on l’envoya garder les oies.
Et, tandis qu’elle faisait paitre les oies, toute seule dans la lande, la jeune fille, pour se distraire, revêtait une de ses belles robes, une de celles qu’elle portait chez son père, et elle se faisait fort belle. Mais, aussitôt que les oies voyaient arriver quelqu’un au loin, elles se mettaient à crier, et elle troquait vite ses belles robes contre ses haillons. Elle rentrait le soir, vêtue de sa mauvaise robe trouée, et chemin faisant, elle ramassait quelques grains de brande qu’elle gardait sur son sein. Et tout en se chauffant, à la veillée, elle ne cessait de se gratter, et de temps en temps, elle ramenait quelques-uns de ces grains de brande qu’elle jetait dans le feu. Cela pétillait et les autres disaient :
– La gardeuse d’oies est pleine de poux… Jolie comme elle est, elle ne fait guère de toilette !
Pourtant, on finit par savoir dans le voisinage qu’il y avait dans cette maison une jeune fille, la plus belle qu’on eût jamais vue. Le fils du roi lui aussi avait entendu parler de la belle gardeuse d’oies. Un soir, il la rencontra comme elle revenait de la lande, et il fut extrêmement surpris de voir des mains si fines, et un diamant au doigt de cette fille qui gardait des oies. Il pensait bien qu’il y avait quelque chose de caché là-dessous, mais il ne savait pas quoi.
Un jour, il décida d’aller l’épier parmi ses oies. La jeune fille venait justement de revêtir une robe couleur du ciel. Mais les oies dénoncèrent le jeune homme du plus loin qu’elles l’aperçurent, et lorsqu’il arriva, il trouva la gardeuse d’oies habillée de sa robe de tous les jours, toute crasseuse et mal coiffée.
Le lendemain, le fils du roi voulut retourner voir la gardeuse d’oies. Elle, ce jour-là, avait revêtu une robe qui brillait comme les étoiles. Mais, aussitôt qu’il apparut au loin, les oies donnèrent l’alarme, et lorsqu’il arriva, il trouva la gardeuse d’oies avec sa jupe toute trouée et déchirée.
Le jour suivant, le jeune homme revint l’épier. Mais, ce jour-là, il arriva par un chemin détourné, en se dissimulant derrière les buissons, afin que les oies ne le vissent pas. Et il surprit la gardeuse vêtue d’une robe couleur du soleil, occupée à se coiffer avec un peigne d’or. Il s’approcha alors de la jeune fille interdite, lui prit sa bague et s’en alla.
Une fois rentré chez lui, le fils du roi fit crier en tous lieux qu’il avait trouvé une belle bague d’or, et que toutes les jeunes filles du pays devaient venir l’essayer le lendemain. Et il fit ajouter qu’il épouserait celle qui pourrait mettre la bague.
Pensez que toutes les filles du pays ne se firent pas prier, le lendemain, pour venir l’essayer. Mais aucune n’avait le doigt assez fin pour la passer. Enfin, la gardeuse d’oies se présenta à son tour, mal vêtue et dépenaillée : tout le monde se moquait d’elle. Mais elle passa la bague à son doigt, sans effort, et elle se trouva lui aller.
Voyant cela, le fils du roi déclara qu’il l’épouserait et il ordonna de faire tous les préparatifs de la noce.
Le jour du mariage, tous les nobles du pays avaient été invités, et le père de la jeune fille était parmi eux ; pourtant il n’avait pas reconnu sa fille, qu’il croyait depuis longtemps chez le diable. Et comme c’était un des plus grands seigneurs de la contrée, il mangeait à la table des époux.
La mariée s’occupait elle-même de le faire servir. Et, de tous les plats qui arrivaient, elle faisait mettre de côté une part sans sel et elle la donnait à son père. Tout ce qu’elle présentait était sans sel. A la fin, le vieux seigneur ne put s’empêcher de dire :
– Belle noce, oui ! Il y a de tout. Pourtant il manque une chose : le sel ! Ici tout est sans sel…
– Comment ? s’écria l’épouse. Vous ne trouvez donc pas la nourriture bonne, sans sel ?
– Oh ! non, répondit le vieillard. Les mets les plus fins, je n’ai jamais pu les apprécier sans sel.
– Eh bien, ne vous souvenez-vous pas qu’une fois, je vous dis que je vous aimais comme le bon sel, et que vous me répondîtes : « Au diable je te donne », vous en souvenez-vous ?
Lorsqu’il entendit ses paroles, le vieillard faillit mourir de saisissement. Enfin, il reprit ses esprits et sa fille lui pardonna le mal qu’il lui avait fait endurer. « 

L’un des éléments du conte de Peau-d’Âne qui m’a le plus frappée quand j’étais enfant, ce sont ces robes magnifiques couleur du temps, de la lune, et du soleil. Ainsi, lorsque j’ai lu ce conte de Félix Arnaudin, la mention d’une robe couleur du ciel, d’une robe couleur des étoiles, et d’une autre couleur du soleil, m’y a bien sûr immédiatement fait penser…
Et les similitudes ne s’arrêtent pas là. On retrouve l’histoire d’une jeune fille noble obligée de fuir son domicile, qui se retrouve à travailler avec des bêtes, vêtue comme une souillon, et qui porte ses robes grandioses lorsqu’elle est seule, pour se divertir. On retrouve également le jeune prince qui en tombe amoureux, et la bague qui lui permet de la désigner aux yeux de tous comme celle qu’il doit épouser.

Définitivement, La gardeuse d’oie était pour moi la version landaise du conte de Peau-d’Âne. Pourtant, un élément, et pas des moindres manque à cette liste de points communs : la peau d’âne, justement !

 

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Et c’est avec étonnement que je me suis aperçue que le conte suivant, dans mon recueil des contes de Félix Arnaudin, s’appelait… Peau-d’Âne. Je me suis très sérieusement demandée pendant quelques secondes si la maison d’édition n’avait pas fait une erreur et interverti les titres des deux contes, mais non ! Ce conte-ci raconte bien l’histoire d’une jeune fille, encore une fois chassée de chez elle par son père, qui se retrouve obligée de porter une peau d’âne sur le dos. Mais pour le coup, les similitudes avec le conte de Perrault s’arrêtent là, et cette histoire est finalement moins riche et, à mon goût, moins intéressante que La gardeuse d’oies (dont le titre fait d’ailleurs également écho au conte La petite gardeuse d’oies des frères Grimm… Décidément, les contes ne cessent de se croiser et de se mélanger…).

Mais si vous êtes aussi curieux que moi, et que vous souhaitez connaître l’histoire de conte, ma foi il ne vous reste qu’à trouver une copie des Contes des Landes de Félix Arnaudin, et de le lire par vous-même ! 🙂

Les fleurs d’Huchet

Vous l’aurez certainement compris au fil des articles, de nombreuses légendes ont vu le jour afin de donner une explication à l’existence de telle ou telle chose, au nom donné à tel endroit, ou au goût de tel aliment…
C’est ainsi que la présence dans les Landes de pierres dressées a inspiré les légendes des Pierres de la fée, que l’on a imaginé qu’un baron sorcier à l’âme sombre aurait donné son nom à l’Étang Noir, ou encore que le Diable lui-même était à l’origine du goût brûlant de l’Armagnac

N’importe quel élément de la nature, n’importe quelle invention de l’Homme, peut être le point de départ d’une légende.
Et même la plus petite et simple des choses, comme une fleur…

C’est ainsi qu’au gré de mes lectures, je suis tombée sur ce joli conte qui nous explique comment les fleurs telles que les œillets et les immortelles sont apparues sur nos dunes landaises.
C’est une nouvelle fois le Dr Jean Peyresblanques qui nous a rapporté cette petite histoire (et je ne peux que vous encourager une fois de plus à vous procurer son livre Les Contes et Légendes des Landes, qui est une incroyable référence à la matière. Les quelques extraits que je diffuse ici ne sauraient suffire à lui rendre hommage).

Avec cette histoire, je vous invite à voyager un peu, non seulement vers notre bien connu Courant d’Huchet, mais bien plus loin encore, vers le lointain pays d’Egypte…

Huchet1

Autrefois, il y a très longtemps, vivait en Egypte une gentille petite fille. Son front pur était surmonté du Pschent royal, et elle vivait heureuse aux côtés de son frère, le roi. Elle aimait se promener au bord du Nil et cueillir des nénuphars. Elle contemplait, dans les couchants fuligineux, la masse imposante des pyramides.

Un jour, au retour d’une promenade sur le Nil, elle descendit de sa galère, une fleur d’hibiscus à la main, une jolie fleur rose toute fragile. Le grand prêtre l’attendait, le visage grave et triste.

– Majesté, il vous faut partir. L’ennemi est à nos portes !

La mort dans l’âme, la pauvre petite princesse partit avec sa galère dorée. Elle voyagea longtemps, sans trouver d’endroit où se cacher. Là, les côtes étaient trop rocheuses, là on était trop près de l’Egypte, là les hommes étaient féroces. Elle rentra enfin dans un petit golfe qui lui parut adorable, entre des berges de sable. Elle y laissa tomber une graine de son hibiscus, mais apparurent alors des hommes qui mangeaient des coquillages.
La petite princesse prit peur, et vite, la galère reprit la mer et s’arrêta au boucau voisin. C’était un petit courant qui folâtrait ensuite entre les joncs. La princesse pensa au papyrus de son pays et décida de rester. Elle jeta son hibiscus dans le flot et il se mit aussitôt à fleurir, alors qu’à ses pieds les nénuphars aux larges corolles dardaient les blancs pétales de fleurs au coeur de soufre.

rnn57-rnn_courant_dhuchet_003Un hibiscus au Courant d’Huchet
source

Les canards sauvages qui nichaient là vinrent la saluer, les uns avec leur casque noir et leur col vert, d’autres avec leur casque vert. Elle les appelait ses petits soldats volants.
Hélas, elle s’ennuyait. Les canards décidèrent alors de lui porter une fleur (rose, dirent-ils, puisqu’elle aime beaucoup les hibiscus). Mais les fleurs sont orgueilleuses : la rose ne voulut pas se sacrifier pour une fille d’Egypte, elle la reine des Perses ; le pêcher préféra rester dans sa Chine aux princesses délicates ; les bougainvilliers tenaient trop aux brunes maories ; le glaïeul prétendit que l’air marin gâtait son teint.
Seul le petit oeillet, tout gracieux, accepta de ravir les yeux de notre princesse. Il s’installa modestement sur le sable chaud de la dune et apprit à fleurir, simplement mais avec une odeur exquise. Souvent, allongée sur le sable blond, ses longs cheveux noirs encadrant l’ovale pur de son visage, notre princesse rêvait dans le parfum de notre oeillet, les yeux fixés sur l’horizon.

Dans l’émeraude changeante de l’océan, elle cherchait, en vain la pauvrette, les couleurs vives du Nil et le lapis-lazuli égyptien. Un jour, elle décida de quitter cette terre qui l’avait cachée. Son pays lui manquait tant et le temps avait passé ; peut-être pourrait-elle rentrer sans danger. Cependant elle voulut remercier tous ses amis :

– Pour vous mes amis, les canards et tous les oiseaux des grands voyages, pour vous mes amis les sangliers et les biches de la forêt, ce courant sera toujours un havre de paix et de repos, une halte où l’on aime boire en compagnie des hibiscus et des nénuphars. Sur la dune, toi mon petit oeillet, tu fleuriras toujours modestement et odorant, mais pour que tu ne t’ennuies pas, je te donne une petite plante toute verte qui fleurira toute l’année : l’immortelle.

Ainsi, depuis la venue de la petite reine, l’oeillet et l’immortelle fleurissent-ils toujours sur nos dunes landaises, et, caché par l’une d’elles, le Courant d’Huchet aux hibiscus délicats dévide ses méandres mystérieux.
Allez-y mes amis, et vous verrez ces fleurs royales !

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Désormais, lorsque vous apercevrez ces fleurs le long des dunes ou sur le courant d’Huchet, ayez une pensée pour cette petite princesse égyptienne qui avait fait de notre nature landaise son sanctuaire…

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La légende de la bruyère

Aujourd’hui j’ai choisi de partager avec vous une histoire qui m’est chère, intitulée « La légende de la bruyère », probablement l’un de mes contes landais préférés. Je ne m’en cache pas, si j’aime cette histoire à ce point, c’est qu’elle reprend tous les codes, les symboles, les trames des contes bien connus de notre enfance tels que Blanche-Neige ou La Belle au Bois Dormant, transformant cette lecture en doux retour en enfance.

Je vous le disais dans l’article sur le conte La petite anguille, il n’est pas étonnant de retrouver dans nos contes locaux des similitudes avec les grands contes européens de Perrault ou des frères Grimm. Certains thèmes, certains archétypes, sont universels et traversent le temps et l’espace.

C’est le Dr Jean Peyresblanques qui a recueilli ce conte auprès d’une dame originaire d’Aurice, près de Saint-Sever, et qui le tenait elle-même de sa grand-mère. Je vous laisse découvrir cette jolie histoire et comprendre par vous-même cette agréable impression de déjà-vu dans laquelle elle m’a plongée.

bruyeresource

« Autrefois, il y a très longtemps, vivait dans les Landes une bergère de 13 ans, très jolie et très malheureuse. Sa mère était morte et son père s’était remarié avec une femme très méchante. Les voisins disaient qu’elle était sorcière. Avec son mari, la femme était très gentille, mais quand le pauvre était parti au travail, elle commençait à harceler l’enfant, lui donner du travail ; il n’y en avait jamais assez, toujours aiguilles et coudre, balai et nettoyer, chaudron et récurer… Heureusement, il y avait des brebis. Il fallait les amener au pré et dans le sous-bois. C’était aussi le travail de l’enfant. Celle-ci préférait aller dans la lande. Elle avait toujours un petit brin de bruyère sur le cœur, retenu par une épine. Elle avait l’habitude de voir les abeilles chanter et n’avait jamais peur. (…)  Dans la lande, tout le monde était son ami. »

Plus le temps passait, et plus la sorcière faisait grise mine. Agnoutine grandissait, faisait toujours son travail, et devenait de plus en plus jolie. La femme ne le supportait pas, et fut prise d’une jalousie sans nom lorsque le fils du seigneur, un beau baron d’autrefois, posa les yeux sur la jeune fille et l’avait regardée d’un air qui en disait beaucoup…
La marâtre décréta que c’en était assez, et décida d’accompagner Agnoutine dans la lande le lendemain afin de régler cette affaire une bonne fois pour toute.

« Et ainsi, elle arriva à la Lande et dit :
– Non, pas ici, un peu plus loin, non pas ici… Tiens, ici, à côté du cante coucut*. Ha ! Ha ! Fillette, tu aimes la bruyère ? Et bien, à partir de maintenant, tu demeureras bruyère. Trabuc, pachiu, pachiu, trabuc. Bruyère demeure, bruyère, bruyère, bruyère !… Maintenant tu peux dormir. Il n’y a qu’un baiser d’amoureux qui peut te tirer de là.
Et dans la lande, tout à côté du cante coucut, au milieu des ronces, des genêts, des ajoncs petits et grands, une bruyère apparut avec des pleurs sur ses fleurs roses.
– Maintenant perdue tu es, perdue tu resteras. Pas un ami ne te trouvera. »

Mais la sorcière ne savait pas que les abeilles regardent et sentent tout dans la lande, et qu’elles se mirent à la recherche d’Agnoutine. En butinant le miel de cette bruyère nouvelle, elles reconnurent l’odeur de leur amie, et depuis lors il ne se passa pas un jour sans que les abeilles virevoltent autour de la fleur afin de lui tenir compagnie et de lui raconter mille et une choses. Les brebis aussi s’échappaient et venaient dire bonjour à leur chère bergère. Ainsi la petite bruyère avait toujours quelqu’un près d’elle et le temps ne lui paraissait pas si long.
Pourtant, les années passèrent. Trois étés et trois hivers se succédèrent.

« Le fils du seigneur était maintenant un homme, mais on ne pouvait pas dire qu’il aspirait à se marier. Son père, et sa mère, n’étaient pas contents. On lui avait présenté des belles filles. Le fils avait dit :
– Celle-ci a l’oeil de travers. Celle-là la langue tournante. Celle-là le pied cagneux…
Il n’en voulait pas. Il était toujours à la chasse. Il ne disait rien. Les pauvres parents avaient demandé à un médecin de le voir. Celui-ci avait dit :
– Cela lui passera. Il a le temps pour se marier. Il a encore le coeur barré. »

Car en réalité, notre jeune seigneur rêvait encore à la jeune et jolie bergère qu’il avait vue il y a quelques années de cela. Elle hantait son esprit, et sans cesse il la cherchait des yeux, se demandant où elle avait bien pu ainsi disparaître.
Un jour, alors qu’il revenait de la chasse bien fatigué, il arriva dans la lande et avisa le cante coucut, au pied duquel il s’installa pour se reposer un peu, et rêver, comme chaque jour, à sa bergère disparue.

« Et ainsi, la tête dans les mains, il laissa courir son regard sur la lande. A côté, dans un fourré d’ajoncs, il avisa une bruyère, grande, belle, la plus belle de toutes et avec des fleurs roses, roses, je ne peux vous expliquer, mais il y avait autour une ronde d’abeilles, c’est sûr.
Le jeune seigneur sauta sur ses pieds, et il commença à avancer dans les ajoncs. Ils piquaient, et les ronces aussi. Le chasseur ne voyait que la bruyère. A coups d’épée et coups de pieds, il arriva à la fleur. Les abeilles faisaient un doux bourdonnement, mais ne le piquèrent pas. (…)
Et avec son couteau de chasse, il en coupa une branche, la porta à ses lèvres et lui donna un baiser. Miracle, il avait dans ses bras une jeune fille, belle, belle avec des yeux brillants et des larmes comme des diamants. »

Agnoutine lui raconta toute sa triste histoire et le remercia chaudement de l’avoir délivrée de la malédiction de la sorcière. Le seigneur, tout heureux d’avoir retrouvé celle qu’il cherchait depuis tant d’années, s’empressa de lui demander de le suivre dans son château afin de l’épouser.

« La tête contre le jeune homme, la jeune fille laissait son cœur battre la chamade, et quand elle regarda le chasseur, les baisers commencèrent, un, deux, cent… Adieu, ajoncs épineux, ronces et genêts, et les brebis et les abeilles, avec le cheval tout joyeux, faisaient une ronde autour des amoureux. »

C’est avec une immense joie que les parents du jeune homme accueillirent sa nouvelle promise, et le mariage fut célébré quinze jours plus tard. Tout le village était invité, et ce fut le plus beau des mariages qu’on n’avait jamais vu.

« La jeune fille était encore plus belle avec des fleurs de bruyère sur la tête, et les abeilles avaient apporté dessus quelques gouttes de rosée, brillantes comme des diamants. Elle avait une traîne que portaient des fillettes, et les abeilles tournaient autour en bourdonnant doucement. (…)
En arrivant à l’église, elle vit son père tout desséché et vieilli, et à côté, la méchante sorcière, toujours faisant la tête. Les abeilles l’avaient vue aussi. Elle se précipitèrent dessus et se mirent à la piquer, piquer… laissant la femme morte d’un coup. (…) Le père, sa fille retrouvée et la sorcière morte, s’était revigoré. Et les voisins pensèrent : « Une sorcière de moins c’est bien, il y en a toujours trop ! »

Retrouvez ce conte dans son intégralité dans Contes et légendes des Landes de Jean Peyresblanques.

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Ainsi, vous le voyez, les thèmes de la marâtre, et de sa jalousie, du baiser délivreur, et de la forêt de ronces qui séparent notre héros de sa promise, font écho à de vieilles histoires connues de tous, et dans lesquelles il est toujours plaisant de se replonger.

Cependant, les détails qui nous sont livrés tels que la lande, les brebis, la bruyère, les abeilles, plantent bien le décor dans les landes anciennes et ancrent cette histoire qui paraît si familière dans un contexte local qui lui donne toute son originalité.

J’espère que vous aurez apprécié la découverte de ce joli conte au moins autant que moi ! 🙂

 

*cante coucut = un grand pin isolé, « chante coucou »