Pierre de Lancre, le chasseur de sorcières

Les légendes de sorcières sont nombreuses dans les Landes, mais comme partout en Europe, elles reposent en réalité sur des faits avérés qui se sont déroulés entre le XVème et le XVIIIème siècle : les chasses aux sorcières. Et dans le Sud-Ouest, principalement au Pays Basque et Chalosse, un nom a particulièrement fait trembler la population ; celui de Pierre de Lancre.

Né à Bordeaux en 1553, ce docteur en droit devenu conseiller au Parlement de Bordeaux a reçu une éducation religieuse stricte et s’est formé en théologie et démonologie. Sa dévotion tirait vers le fanatisme et, nourri de ces cultures ecclésiastiques et magiques, il croyait en la réalité de la sorcellerie et de ses maléfices, sur lesquelles il prétendait tout savoir. Certains le qualifièrent d’illuminé et de superstitieux, mais en ce début du XVIIème siècle, ce fut lui que le roi Henri IV désigna comme le plus à même de mener à bien une mission : libérer le Labourd qui était « infesté de sorcières », selon les plaintes des seigneurs d’Amou et d’Urtubie.

Sa mission débuta en juillet 1609 à Bayonne dans le Pays Basque, où ceux qu’il qualifiait de « sorciers et sorcières » étaient en réalité tous ceux qui ne correspondaient pas à la norme catholique, notamment les juifs et musulmans expulsés d’Espagne et du Portugal. Mais ce sont surtout les femmes qui sont sa cible privilégiée ; dans ces villes où les hommes, marins pour la grande majorité, sont absents une grande partie de l’année, les femmes se retrouvent seules, ce qui constitue déjà une « anomalie » pour De Lancre. Devant ces femmes trop libres, leurs veillées, leurs mœurs, leurs chants dans une langue qu’il ne comprend guère, il ne laisse plus place au doute : la région est bien infestée de sorcières !

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La persécution commence alors, les dénonciations et les arrestations s’enchaînent, et de nombreuses femmes se retrouvent enfermées, torturées et brûlées. Durant les quatre mois que dura cette mission, de juillet à novembre 1609, la légende rapporte que le nombre de victimes exécutées s’élèverait entre 300 et 600 personnes, parmi lesquelles des femmes, des enfants, et des prêtres. Mais certaines études semblent décrier ce lourd bilan, estimant que le nombre d’exécutions ne dépasse pas les 80 victimes, ce qui semble déjà colossal, en l’espace de quelques mois…

Et sa chasse aux sorcières ne se limite pas au Pays Basque ; il poursuit ses victimes jusque dans le sud des Landes.

On sait ou on ne sait pas que les sorciers des Landes sont les plus renommés de la Gascogne, et que le fameux Pierre de Lancre affirmait en 1609 que Satan avait « fait sauter à grandes volées, et en pleine liberté le sabbat, et placé son trône en une infinité de lieux de nos déserts et Landes de Bordeaux ».
Abbé Vincent Foix, Glossaire de la sorcellerie landaise, in Revue de Gascogne, 45ème année, tome IV, Auch, 1904

A Tartas, il condamna au bûcher la « fameuse Marissane », une sorcière bien connue dans la région, qui aurait initié plusieurs personnes au Sabbat. Une autre jeune femme arrêtée pour sorcellerie, nommée Marie de Larralbe, a ainsi accusé Marissane de l’avoir initiée à cette cérémonie démoniaque à l’âge de 18 ans, et expliqua dans sa déposition le pouvoir que le Diable exerçait sur elles :

J’y allais comme à la noce, non pas tant par la liberté et licence qu’on y a, mais parce que Satan tenait tellement liés nos cœurs et nos volontés qu’à peine y laissait-il entrer nul autre désir.

Comme de nombreuses sorcières, Marissane aurait eu la faculté de se rendre au Sabbat par la voie des airs, entraînant ses jeunes recrues avec elle.

 …de même, la fameuse Marissane de Tartas n’employa ni graisse ni onguent pour transporter dans les airs le jeune Christoval de Lagarde, lequel vola si haut et si loin qu’il ne pût reconnaître le lieu du Sabbat.
Revue de Gascogne, bulletin bimestriel de la Société Historique de Gascogne

Les aveux s’enchaînent, plus invraisemblables les uns que les autres, le plus souvent arrachés sous la torture. On note avec force détails le déroulement des Sabbats (sujet qui obsède tout particulièrement De Lancre et auquel il accordera beaucoup d’attention dans ses futurs ouvrages), les accouplements avec le démon, la rencontre avec « le bouc » et le baiser donné sous sa queue, les préparations de poisons et d’onguents, les pactes passés avec le Diable, les messes et rites religieux effectués « à l’envers » et les danses effrénées… Et on dénonce à tour de bras des voisines, des sœurs, des mères, des filles… Le Diable est partout, et la dévotion au démon s’est répandue dans toute la lande.
On peut s’interroger sur la raison, outre les souffrances de la torture qui sont venues à bout de beaucoup d’entre elles, pour laquelle ces femmes ont souvent coopéré, et offert des témoignages qui nous semblent aujourd’hui bien rocambolesques. Cette citation apporte à mon sens un début de réponse intéressante, en plus de nous en apprendre encore davantage sur le personnage de Pierre de Lancre et sa cruelle vanité :

C’est que, dans un si grand nombre de sorcières, que le juge ne peut brûler toutes, la plupart sentent finement qu’il sera indulgent pour celles qui entreront le mieux dans sa pensée et dans sa passion. Quelle passion ? D’abord une passion populaire, l’amour du merveilleux horrible, le plaisir d’avoir peur, et aussi, s’il faut le dire, l’amusement des choses indécentes. Ajoutez une affaire de vanité : plus ces femmes habiles montrent le diable terrible et furieux, plus le juge est flatté de dompter un tel adversaire. Il se drape dans sa victoire, trône dans sa sottise, triomphe de ce fou bavardage.
J. Français, L’Eglise et la Sorcellerie, préavis historique, suivi des documents officiels des textes principaux et d’un procès inédit, Paris, 1910

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Mais comment Pierre de Lancre s’y prenait-il pour débusquer les sorcières ?

Il se trouve qu’à cette époque-là, une étrange épidémie s’était répandue dans les Landes, que l’on appelait le « mal de Layra », ou le mal d’aboiement. Cette maladie convulsive faisait pousser des cris semblables à ceux des chiens aux malades, qui se convulsaient à terre et semblaient ramper comme des bêtes. Ce mal impressionnait beaucoup, et ne pouvait avoir qu’une origine démoniaque… Aussi, dès qu’un malade se mettait à avoir une crise, on accourait pour regarder qui était passé près de la victime, car c’était sans doute lui, ou plus souvent elle, qui lui avait jeté un sort. De Lancre accordait une grande attention à ce phénomène, et voici ce qu’il disait au cours d’un procès concernant le village d’Amou :

C’est chose monstrueuse de voir parfois à l’église en cette petite paroisse d’Amou plus de quarante personnes, lesquelles tout à la fois aboient comme chiens, faisant dans la maison de Dieu un concert et une musique si déplaisante qu’on ne peut même demeurer en prière : ils aboient comme les chiens font la nuit, lorsque la lune est en son plein. Cette musique se renouvelle à l’entrée de chaque sorcière qui a donné parfois ce mal à plusieurs.

Ainsi on pointait du doigt et on enfermait la malheureuse qui était entrée dans l’église au mauvais moment, et qui se retrouvait contrainte d’avouer ses méfaits sous la torture. L’une d’elles, Françoise Boquiron, avoue ainsi s’être trouvée au Sabbat lorsque la décision commune a été prise de « donner ce mal ».

Mais outre ces accusations du mal donné, ou les dénonciations entre accusées, De Lancre avait un autre moyen infaillible de dénicher les sorcières : repérer la marque du Diable. Et Françoise Boquiron portait justement cette marque sur l’épaule gauche, preuve irréfutable de sa culpabilité.
Cette marque est l’endroit où le Diable a posé son doigt au moment où le pacte a été scellé, et se trouve sur un endroit du corps secret et insensible. Pour les repérer, De Lancre savait s’entourer. Il fut ainsi secondé un temps d’un chirurgien de Bayonne spécialisé dans cette recherche. Pour trouver la marque, il rasait tout le corps de l’accusée, et enfonçait ensuite des aiguilles dans les endroits suspectés, jusqu’à trouver celui qui resterait insensible. Puis ce fut au tour d’une jeune fille de 17 ans, une repentie qui avait confessé s’être rendue au Sabbat à plusieurs reprises, et qui pouvait ainsi sans mal déceler la marque du Diable dans « les parties très secrètes » des femmes.

Mais les cruelles persécutions de Pierre de Lancre ne pouvaient rester sans conséquences, et s’est ainsi qu’une nuit de septembre 1609, les sorcières et le Diable lui-même décidèrent de riposter, et s’attaquèrent à De Lancre et au seigneur d’Amou.

Le Diable et sa troupe se seraient introduits dans le secret de la nuit jusque dans les appartements particuliers de De Lancre. Le Diable n’osa pas entrer dans la chambre et s’arrêta sur le pas de la porte après l’avoir ouverte à sa troupe. Ils y demeurèrent de 11 heure jusqu’à 1h30 du matin. Trois sorcières se seraient mises sous les rideaux, et essayèrent d’empoisonner de Lancre, tandis que d’autres réservaient un sort semblable au Seigneur d’Amou dans son château. Pourtant, ni l’un ni l’autre « n’en sentirent jamais rien », et n’eurent conscience des faits qu’en tirant après coup, sous la torture comme on peut l’imaginer, des aveux aux sorcières qui furent prétendument les témoins de ces faits.

Et d’autant que plusieurs sorcières se plaignaient au sabbat de ce que nous les condamnions à êtres brûlées, et que le diable ne les pouvait bonnement asseurer, encore qu’il leur fit entendre, les faisant passer par quelque feu artificiel sans douleur, que celui de la justice ne les offenserait non plus, il leur disait qu’il nous ferait brûler nous-mêmes.
Pierre de Lancre, Tableau de l’inconstance des mauvais anges et démons, Paris, 1612

Il est surprenant cependant de constater que personne n’a semblé s’étonner du fait que, malgré ce qui semblait être une attaque planifiée et bien organisée, Pierre de Lancre et le Seigneur d’Amou s’en soient tirés vivants et indemnes. Il me semble pourtant que, si le Diable et les sorcières d’Amou avaient réellement décidé de s’en prendre à eux, ils ne s’en seraient pas tirés à si bon compte…

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A la suite de sa mission dans les Landes et le Pays Basque, il revint à Bordeaux et publia en 1620 « Le tableau de l’inconstance des mauvais anges et démons », dans lequel il abordera largement la question des sorciers et de la sorcellerie dans le Labourd. Puis il deviendra conseiller du Roi, membre du Conseil d’Etat, avant de mourir en 1631, à l’âge de 78 ans.

Voici donc un aperçu de la chasse aux sorcières orchestrée par Pierre de Lancre, homme dont l’orgueil, le goût du fantastique morbide et le sadisme en font un personnage digne de légende, persuadé comme il l’était de la réalité de la sorcellerie, de l’existence de Satan et de sa présence sur tout le territoire… On peut facilement imaginer que les aveux et témoignages qu’il a recueillis, les moyens mis en place pour parvenir à ses fins, et les descriptions qu’il a lui même faites des sorcières, de leurs moeurs et des Sabbats, ont largement contribué à l’apparition de contes et légendes tels que La Barque aux Sorcières ou Le Tuc des Sorcières, et au mythe de la sorcière dans le Sud-Ouest tel qu’il nous est parvenu…

Le Tuc des Sorcières

Aujourd’hui je vous emmène du côté de Mimizan, petite ville côtière dans laquelle est née une troublante histoire de sorcellerie qui serait à l’origine de l’apparition des dunes et de la construction du clocher… Une légende qui mêle une fois de plus faits historiques, croyances populaires et éléments merveilleux.

Voici ce qu’elle raconte :

              C’est l’histoire d’un homme et d’une femme bien pauvres qui vivaient dans un petit village de pêcheurs. Les traits tirés par l’inquiétude, ils étaient tous les deux penchés sur le berceau de leur bébé, dont la santé se dégradait jour après jour. Devant cet enfant souffreteux au visage émacié, qui grelottait sans cesse, la femme se lamentait qu’on lui avait certainement jeté un sort. Sans écouter les protestations de son mari qui n’y croyait pas, elle s’en alla trouver le père abbé au monastère.

Le bourg était groupé auprès du quai, sur le courant. A une centaine de mètres se dressaient les murs du monastère avec la grande église et son magnifique porche aux statues multicolores. La jeune femme sonna à la cloche des visiteurs, et le frère portier vint ouvrir. Devant le désespoir de la femme, il alla chercher le père abbé, qui accepta de la suivre jusqu’à chez elle, pour au moins ne pas laisser mourir l’enfant sans la bénédiction de Dieu.

Arrivé près du bébé, le père abbé le bénit, et aussitôt les gémissements cessèrent.
– Donnez lui à manger, mais dans vos bras, ordonna le moine.

Il saisit le berceau qu’il renversa sur le sol battu. Prenant la couette, il la déchira. Les plumes s’étalèrent en voletant, et chose curieuse, il y en avait assemblées en fleurs, en étoiles, en demi-lunes, en croix, et même une très grande couronne, presque fermée.
– Vade retro Satanas, murmura l’abbé.

Se levant, il alla à la porte. Devant lui, la bourgade vivait intensément. Il vit des filles passer, débraillées, aux bras de marins enivrés. Un enfant passa en courant et cracha à ses pieds en blasphémant ; non loin de là, deux femmes ricanaient.
– Mon Dieu ! gémit l’abbé. Le bourg est infesté de sorcières !
Puis il se reprit :
– Mes enfants venez avec moi, amenez vos hardes et laissez ce berceau.

Rentré au monastère, il s’occupa du bébé et des parents, qu’il installa à l’hôtellerie.

– Mes enfants, je vais prier Dieu pour votre bébé, il sera sauvé, j’espère. Demain je vous trouverai un logement sur notre domaine.

Il alla ensuite réunir tous les moines et ils se mirent à prier toute la nuit pour ce petit être si chétif, pour le libérer de l’emprise maléfique de toutes ces sorcelleries. La nuit était tombée, sous les voûtes romanes, les voix psalmodiaient à la lueur fuligineuse des cierges. Le vent soufflait par rafales et la mer grondait. Soudain la tempête se déchaina dans un fracas étourdissant.
– Priez mes frères, priez !
Les jeunes pères tremblaient, les éclairs illuminaient la nef et les flammes des cierges vacillaient.

Le matin arriva enfin. La communauté était harassée mais avait obéi.
Dehors, une montagne de sable recouvrait désormais complètement le port, et bloquait l’accès à la mer.
– Dieu a exaucé mes prières, le bébé est sauvé et tous ces sorciers et sorcières ont disparu, mais il faut quand même penser aux marins…
Il fit construire une haute tour qui engloba le magnifique porche, et c’est de cette tour qu’est né le dicton : «  Que Dieu nous préserve du chant de la Sirène, de la queue de la baleine, et du clocher de Mimizan », car lorsqu’ils voyaient le clocher apparaitre derrière les dunes, les marins savaient que le naufrage était inévitable.

Le Diable ne se tint pas pour battu : sur la grande dune qui dominait dorénavant le monastère, il fit danser les sorcières pour faire enrager les moines.
Il n’y a plus de moines, seules les admirables statues gothiques montent la garde à l’intérieur de la tour clocher. Mais, par les nuits sans lune, si vous entendez des petits cris et des craquements dans le vent de la mer qui siffle… Vite, rentrez chez vous, les sorcières causent sur le tuc.
Attention aux sorts, les plumes volent.

Retrouvez ce conte en intégralité dans Les Contes et Légendes des Landes, de Jean Peyresblanques

Clocher porche de Mimizan

Cette croyance populaire, selon laquelle les sorcières utilisaient les plumes des paillasses, coussins ou traversins, pour jeter des sorts aux braves gens, était très répandue dans les Landes. Il existait même des consignes précises sur la manière de se libérer de la malédiction, ou de prévenir son arrivée ; lorsqu’on s’apercevait qu’une personne devenait malade sans raison et passait de plus en plus de temps au lit, on s’empressait d’ouvrir les lits de plumes pour y trouver ces objets maléfiques, qu’il fallait faire brûler à minuit, à l’entrecroisement de quatre chemins. Une fois ce rituel accompli, on guérissait tout de suite après ! Et pour se protéger de ces sorts malveillants, il était possible d’introduire dans les oreillers, traversins ou couettes des branches de buis et de laurier bénis le jour des Rameaux, des tranches de gâteaux de Noël, des débris de cierge pascal et des branches de fenouil. Ainsi, on était protégé des intentions maléfiques de sorcières qui ne pouvaient plus nous atteindre.

Ces pratiques populaires que l’on pourrait qualifier de magiques ont perduré jusqu’au XXème siècle ; une histoire similaire à celle de Mimizan s’est en effet produite à Soorts-Hossegor vers 1937 :
Une jeune femme nommée Jeanne souffrait de migraines quotidiennes, qui devenaient de plus en plus fortes chaque jour, si bien que la lumière même du soleil la faisait souffrir. Elle se repliait vers l’obscurité. Sa sœur connaissait une femme qui « travaillait sur la sorcellerie », et la fit venir auprès de Jeanne. Au fur et à mesure qu’elles approchaient de la maison, la dame sentit ses pieds se tordre, et à peine arrivée sur le seuil de la chambre de Jeanne, elle eut un mouvement de recul. « Il y a quelque chose ici, vous dormez dans la plume ? » Elle lui ordonna alors de défaire le traversin, qui était effectivement en plumes, et de voir ce qu’elle y trouvait. En tremblant, Jeanne découvrit une croix de plumes bien travaillée et impossible à défaire, ainsi qu’une couronne inachevée. Dès que Jeanne eut brûlé le tout, à minuit, à l’entrecroisement de quatre chemins, comme indiqué par la dame, elle fut guérie, et la vie reprit son cours.

Il y a en réalité une explication toute simple à ce phénomène d’objets en plumes :

Le liquide visqueux qui s’exhale des tuyaux de plumes agglutinent celles-ci entre elles, et par la malaxation quotidienne des ménagères, il ne tarde pas à se produire des formes bizarres que la crédulité du peuple assimile à des êtres vivants ou des objets usuels.
Docteur Charles Lavielle, « Essai sur les erreurs populaires relatives à la médecine », Bulletin de la Société de Borda, 6ème année, Dax, 1881

Je l’avais déjà mentionné dans un précédent article, la sorcellerie en ce temps-là faisait partie de la réalité de la vie quotidienne, et il n’est donc pas étonnant que l’on ait attribué aux sorcières la fabrication de ces objets maléfiques. Quant aux guérisons miraculeuses, ma foi, il me semble qu’il ne faut pas sous-estimer l’effet placebo !

Mais pour la population de cette époque, ainsi qu’on peut le voir dans ce conte, il n’y a souvent qu’un remède aux attaques des sorcières : faire appel à l’Eglise, et aux prêtres, qui endossent à ces occasions le rôle de guérisseurs, voire même de bons sorciers. Il y a là un paradoxe intéressant, car même si l’Eglise condamnait les pratiques magiques et la sorcellerie avec fermeté, le prêtre occupait au sein des communautés un statut équivoque : en le considérant comme seule réponse possible à la sorcellerie, le peuple attribuait au prêtre des pouvoirs magiques, et le hissait au rang d’adversaire personnel des sorcières. C’est ainsi qu’on trouve dans le Sud-Ouest jusqu’au XVIIIème siècle un certain nombre de « prêtres-sorciers », qui devenaient les protecteurs des biens et des hommes, répondant au besoin d’éloigner les sorts et les malédictions qu’exprimaient les fidèles. On accordait à certains prêtres le pouvoir de détourner la grêle, de guérir du « maudat », le mal donné par les sorcières, de retrouver des choses perdues, d’exorciser les démons et bien d’autres choses encore.

Le rôle de l’Eglise a longtemps été ambigü, puisque malgré sa prudence, elle accréditait ce qu’elle prétendait interdire. Il fut bien difficile, voire impossible, de tracer une limite exacte entre religion et superstition… L’Eglise tenta d’atténuer ces superstitions populaires religieuses, qui furent qualifiées d’hérésie, probablement en raison de l’écho qu’elles faisaient à de lointaines pratiques magiques païennes ; le peuple avait en effet introduit le christianisme dans ses pratiques populaires héritées du paganisme, dénaturant ainsi la pratique religieuse chrétienne en y intégrant des superstitions païennes tenaces. Mais malgré ses difficultés à éradiquer ces pratiques, l’Eglise intensifia peu à peu ses efforts car, avec l’arrivée du Siècle des Lumières et de la raison, les superstitions n’étaient plus de mise, et la religion devait revêtir un nouveau visage. Mais dans les campagnes, la relation magique entre le prêtre et les fidèles était très importante pour le peuple, et fut bien difficile à faire oublier.

Les pierres de la fée

Un peu partout dans le département des Landes se dressent des pierres antiques, témoins des civilisations qui nous ont précédés ; ce sont des vestiges d’anciens tombeaux, des menhirs ou encore d’anciennes bornes militaires romaines, les explications officielles varient de l’une à l’autre… La présence de ces pierres qui ont traversé les siècles était pour nos aïeuls une énigme que l’on a tenté d’expliquer à l’aide d’une légende qui s’est propagée dans toute la région : celle des « pierres de la fée », ou « pierres de la sorcière ».

Il existe différentes versions de cette légende, et voici ce que dit l’une d’entre elles :

Des fées avaient décidé de construire un pont à Dax, avec des pierres assez grosses et solides pour résister aux crues de l’Adour. L’une d’elles, tout fière, en rapportait une si énorme et robuste qu’elle espérait rendre vertes de jalousie ses amies fées ; aucune d’entre elles n’en ramènerait d’aussi grosses ! Mais en chemin, elle fut arrêtée par un personnage inconnu qui lui demanda où elle se rendait ainsi. Agacée d’être importunée par cet étranger, elle répondit sèchement qu’elle se rendait à Dax pour construire le pont.
« Dites donc, s’il plait à Dieu ! lui répondit l’homme.
– Plaise ou ne plaise pas, la pierre géante ira à Dax ! s’écria l’insolente.
– Eh bien pose la pierre ici, et qu’elle y reste ! »
Saisie par une force supérieure, la fée laissa tomber la pierre au sol et fut incapable de la soulever de nouveau ; la pierre semblait faire corps avec la terre. La fée comprit alors que c’était le Bon Dieu qu’elle avait rencontré, et qu’il avait décidé de lui donner une leçon d’humilité. L’immense pierre resta donc vissée au sol, et la fée dut repartir les mains vides, et furieuse.

A Peyrehorade, cette histoire se termine de manière bien spécifique : la fée était si folle de rage de ne pouvoir la soulever qu’elle troua la pierre de sa quenouille, si bien que le village qui se trouvait à côté prit le nom de « pierre trouée », ou Peyrehorade.

Une même version de la légende se déroule à Sainte-Colombe près d’Hagetmau, ainsi qu’à Sarron, petite commune de l’extrême Sud-Est du département. Seul un petit détail change dans ce dernier cas : ce n’est plus une fée qui porte cette pierre à Dax, mais le Diable en personne, car il avait entrepris de lui-même de construire le pont (bien étrange que le Diable s’atèle à cette tâche qui pourrait s’avérer utile pour les hommes, mais l’histoire ne fournit pas d’explication quant à sa décision…). Plantée là par Dieu, furieux que le Diable ne lui ait pas demandé son avis, cette pierre-là porte donc logiquement le nom de « pierre du Diable », à la différence de toutes les autres.

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source

A Pouillon et à Labrit, le récit prend une autre tournure et devient « la pierre de la sorcière ». La figure de la fée et celle de la sorcière se confondent souvent, et on le voit tout particulièrement dans la légende de la pierre de Montpeyroux, à Pouillon.

Cette histoire-là raconte que la sorcière de Mondron avait volé une énorme pierre de la cathédrale de Dax et était en chemin pour l’offrir à son maître Satan, lorsqu’elle fut arrêtée par un homme qui lui ordonna de remettre la pierre à sa place. C’était le Bon Dieu, vous l’avez compris, et devant son refus, il s’empara de la grosse pierre qui se ficha dans le sol pour toujours. Furieuse, la sorcière tenta désespérément de s’agripper à son bien, laissant dans la pierre les traces bien visibles de ses doigts crochus.

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Vous le voyez, les deux légendes sont très proches l’une de l’autre, mais dans cette dernière version, il n’est plus question du pont mais de la cathédrale, édifice religieux qui justifie un peu plus l’intervention de Dieu. Et surtout, le personnage de la fée a été diabolisé pour devenir une sorcière se rendant au Sabbat. La confusion entre la fée et la sorcière s’épaissit un peu plus encore lorsque l’on sait que cette pierre de Montpeyroux est aussi parfois appelée la « peyre de la Hade », la pierre de la fée, mais pour une raison totalement différente : on dit que les fées venaient filer le lin sur de grosses pierres comme celle-ci en guise de quenouille.

A Labrit enfin, dans la Haute Lande, cette légende semble s’être mêlée à celle justifiant la présence de l’Oeil du Grué, ou l’Oeil du Diable, petite mare à la surface noire et figée qui a la réputation d’être maudite. Il ne semble pas y avoir la moindre trace d’une pierre antique par ici, mais la légende autour de cet endroit inquiétant est pourtant similaire : ce trou noir dans le sol aurait été créé par Satan qui, fou de rage à l’idée que Dieu ait piégé sa sorcière et lui ait volé la pierre de la cathédrale de Dax, aurait frappé le sol de toute la force de son poing. Cette mare est donc l’empreinte de la main du Diable, figée à tout jamais dans le sol de la Haute Lande. Plein de rancœur envers Dieu et les Hommes, il lança une malédiction sur ce lieu, qui engloutit depuis tous les imprudents qui osent s’y aventurer, humains comme animaux, dont on peut entendre les plaintes étouffées au fond de l’eau pendant la nuit de Noël.

Ces pierres de la fée, du Diable ou de la sorcière, sont la preuve qu’en matière de légende, rien n’est jamais figé. D’un thème commun et immuable, les versions s’entrecroisent, les récits se modifient, évoluent, on y ajoute ou retire des éléments, en fonctions des différents lieux, époques, et des différents événements auxquels l’on souhaite fournir une explication.
Cette légende s’est ainsi propagée dans toutes les Landes, prenant au passage différentes facettes, afin d’expliquer la présence de ces mystérieuses grandes pierres, posées là par ce qui semblait être une force supérieure, et rappelant aux populations que, partout dans la lande, Dieux et Diables ne sont jamais loin.

La Barque aux Sorcières

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Je vous avais promis des sorcières, il me semble ! Ce n’est pas le choix qui manque… Les histoires de sorcières sont nombreuses dans le Sud-Ouest, et c’est à Capbreton que se déroule celle-ci :

                     C’est l’histoire d’un jeune marin de Capbreton, Cadet, qui était bien inquiet de voir qu’à chaque pleine lune, il retrouvait au matin sa barque toute mouillée, comme après une longue virée en mer. Il décida donc de se cacher pour voir ce qui se trafiquait durant ces nuits-là. De loin, il surveillait la barque, et vers minuit il vit sept femmes s’en approcher et s’y installer. Elles parlaient, mais il ne pouvait pas comprendre ce qu’elles disaient. Une fois toutes à bord, la barque se mit à glisser sur le sable et partit en mer à toute vitesse, sans s’inquiéter des vagues ni du courant. Les voyageuses revinrent deux heures après, toutes guillerettes, lui sembla-t-il.

A la lune suivante, de plus en plus curieux, il décida de se cacher au fond de la barque, sous de vieilles voiles, pour faire le voyage avec les sept femmes. Il attendit minuit avec impatience, et lorsqu’elles s’installèrent à leur tour, la barque fila de nouveau sur l’océan. Elle toucha le sable un moment plus tard, et les voyageuses descendirent. Il les suivit discrètement jusqu’à un immense palais avec d’énormes statues de bêtes et de sphinx. Il s’approcha et, de loin, vit un homme rouge au centre d’une ronde où se trouvaient nos sorcières, des loups-garous, des femmes à tête de serpent ou de crapaud, des hommes à tête de chèvre ou de chouette. Tous sautaient, dansaient, s’embrassaient. Il n’osa pas aller trop loin et revint sur ses pas pour se cacher à nouveau. Les sept femmes revinrent encore essoufflées de leurs danses, et reprirent leurs places dans la barque.

Une fois de retour à Capbreton, Cadet réfléchit longuement, et après être allé prier la Vierge de la Mâa dans sa vieille chapelle, il alla trouver le curé de Capbreton pour lui raconter sa mésaventure. Le curé écouta bien, et à la messe le dimanche suivant, il accueillit les fidèles sur le seuil de l’église avec le goupillon, les aspergeant d’eau bénite. Tous rentrèrent ensuite dans l’église, sauf les sept femmes, qui ne pouvaient plus y pénétrer. Et c’est avec effroi que Cadet reconnut sa jeune fiancée parmi les sept.

Du coup, il vendit sa barque et se fit moine, pria la Vierge de la Mâa toute sa vie, et oublia bien vite les sorcières.

(Retrouvez le conte dans son intégralité dans Les contes et légendes des Landes de Jean Peyreblanques)

On retrouve dans ce conte plusieurs composantes importantes du mythe populaire de la sorcière : la nuit, la pleine lune, le transport magique (qui n’est pas toujours un balai volant, même si c’est celui que l’imaginaire collectif a retenu), le Diable, et le Sabbat, cette fête démoniaque durant lesquelles les sorcières vénéraient le Diable, dansaient autour de lui, pactisaient avec lui, ou s’accouplaient avec lui. Ici le Sabbat semble ne se dérouler que pendant les pleines lunes, mais les légendes diffèrent à ce sujet, et certaines disent qu’il se tenait plusieurs fois par semaine, le mercredi et le vendredi. Le mythe de ces fêtes sataniques n’est pas l’apanage du Sud-Ouest et existe à travers toute l’Europe.

12191006_10206953984200238_5841530441769803665_nLa ronde du sabbat – Louis Boulanger

Par ailleurs, si de notre point de vue contemporain ces rassemblements ne sont que des mythes farfelus, à l’époque des grandes chasses aux sorcières de la Renaissance (et non du Moyen-Âge comme on a tendance à le penser), on y croyait dur comme fer. Aux XVIème et XVIIème siècles principalement, tout ceci faisait partie de la réalité du quotidien, et les témoignages ou aveux de sorcières condamnées, racontant avec une étonnante précision le déroulement des Sabbats, sont nombreux. C’est là que la légende se mêle à la réalité historique, mais nous reviendrons sur ces fascinantes chasses aux sorcières dans un prochain article, car il y a beaucoup à dire à ce sujet !

On peut donc imaginer que c’est à cette époque-là qu’est né ce conte populaire de la Barque aux Sorcières de Capbreton, et peut-être aussi toutes les autres histoires de sorcières des Landes…